Polémique sur la darija : les clés pour comprendre

Après un démarrage polémique, le débat sur l’enseignement en darija a pris une tournure d’échanges d’idées, avec les interventions de penseurs connus tels que Abdallah Laroui et Abdallah Hammoudi. Mais le vrai débat, celui qui concerne tous les Marocains, n’a toujours pas eu lieu.

Polémique sur la darija : les clés pour comprendre

Le 25 novembre 2013 à 17h40

Modifié 25 novembre 2013 à 17h40

Après un démarrage polémique, le débat sur l’enseignement en darija a pris une tournure d’échanges d’idées, avec les interventions de penseurs connus tels que Abdallah Laroui et Abdallah Hammoudi. Mais le vrai débat, celui qui concerne tous les Marocains, n’a toujours pas eu lieu.

Jusqu’à présent, il s’agit d’intellectuels qui se parlent entre eux.

Ce n’est pas la première fois que le Maroc connaît un débat au sujet de la place de la darija dans l’enseignement et plus généralement, la vie publique. Mais cette fois-ci, le débat est amplifié, par le net, par les réseaux sociaux, et par la tournure polémique qu’il a prise dans sa première phase.

Il faut rappeler de prime abord que la Constitution de 2011 avait failli comporter une clause faisant de la darija une langue officielle. Dans la version finale, celle qui a été votée le 1er juillet, la darija est reconnue en tant que langue nationale. La Constitution accorde une grande place à la question linguistique, reconnaît la darija et le hassani et érige l’amazigh en tant que langue officielle. Un progrès unique en Afrique du Nord.

La langue arabe, selon la Constitution, garde sa place de langue officielle, mais la Constitution ne dit pas de quelle langue arabe il s’agit. Dans un édito récent, le quotidien Attajdid essaie d’imposer une interprétation selon laquelle il s’agit de la fus’ha, l’arabe littéraire. La loi fondamentale est muette à ce sujet, mais l’on peut penser qu’il s’agit d’un arabe écrit, c’est une évidence, et tant que la darija restera cantonnée à l’oralité, elle ne risque pas d’être reconnue en tant que langue officielle.

On constate au fil des ans, un rapprochement entre la darija (les dialectes de chaque pays), et la langue arabe écrite. Cette convergence finira-t-elle par donner une langue compréhensible par tous ?

La question n’est pas là, elle est ailleurs.

La question, c’est que dans les pays arabes, personne n’écrit sa langue maternelle, et l’arabe littéraire n’est la langue maternelle de personne. Personne ne le parle chez lui, avec ses amis, dans ses conversations privées, dans sa vie quotidienne.

La seconde question, c’est que l’arabe dont on parle, et que beaucoup défendent avec passion, n’est pas défini. L’arabe du coran n’est pas l’arabe de Naguib Mahfouz. L’arabe de Nizar Kabbani n’est pas l’arabe d’Al Jazira (qu’on appelle arabe moderne) et enfin, l’arabe de Rahabani n’est pas celui de Mohamed Zafzaf (dans ces deux derniers cas, chacun a écrit dans le dialecte de son pays, et c'est aussi de l'arabe, pas du chinois).

La langue arabe, ce que certains qualifient de niveaux de langue, c’est une sorte de dégradé qui va de 100 (Al-Moutanabbi, Al-Jahedh) à … très peu (l’oralité).

Abdallah Laroui, grand penseur marocain qui a marqué son temps et continue à marquer le nôtre, a pris position, dans une longue interview publiée en feuilleton par le quotidien Al-Ahdath Al-Maghribia. Pour lui, la darija doit être cantonnée dans l’oralité et elle est incapable de véhiculer l’enseignement des lettres et des sciences. La promouvoir aboutirait à exclure l’arabe littéraire et provoquerait une rupture avec un patrimoine arabe brillantissime, à portée universelle. Il estime que la darija ne peut pas devenir une vraie langue écrite avant un siècle au moins et cela poserait des problèmes insolubles d’adaptation. La darija est déjà langue d’enseignement dans les premières années et il faut la maintenir dans ce statut jusqu’à la troisième année primaire, car elle est une langue de l’oralité et de la communication, pas davantage.

Hassan Aourid dit des choses similaires et souligne que s’il avait à choisir entre une langue d’enseignement formée et aboutie telle que le français et la darija qui est une langue en devenir, il choisirait la première option sans hésiter.

Mais l’un et l’autre, et pas seulement eux, ont choisi l’écrit pour s’exprimer. Nous sommes devant un débat dont une grande partie des Marocains est exclue. Surtout au vu du niveau de langue choisi par Hassan Aourid par exemple.

L’exercice de la part des défenseurs de l’arabe est presque sans risques: écrivez un texte joliment ciselé, de préférence inaccessible, hermétique et votre érudition témoignera pour vous. Si les défenseurs de la darija vous répondent en français ou en arabe, vous leur direz: «vous voyez que vous ne répondez pas en darija». Et pourtant, ni Hassan Aourid ni Abdallah Laroui ne s’expriment en arabe littéraire chez eux. Ni personne d'autre.

Sur le fond, les positions des défenseurs sont les mêmes: l’arabe est une langue supérieure à la darija, qui a un statut plus humble, pour ne pas dire rudimentaire, primitif ou folklorique. Ces adjectifs méprisants sont utilisés par nos brillants esprits, tels que Abdallah Laroui. Ils posent justement le problème de la diglossie, c’est-à-dire la cohabitation entre une langue supérieure et une seconde langue qui en dérive ou qui est de la même famille, et qui est une sous-langue. Nous reviendrons ci-dessous à la diglossie, car avant, il faut dire un mot des postures des uns et des autres.

La première partie du débat fut un round de boxe, un exercice de punching ball destiné aux défenseurs de la darija. Les politiques et certains intellectuels ont réagi pour bloquer le débat, avec les techniques habituelles qui depuis le 10è siècle, ont voulu empêcher le monde arabo-musulman de réfléchir, souvent avec succès.

Il y a ceux qui disent les choses d’une manière soft : Hassan Aourid dit qu’il y a des choses qui ne sont pas négociables. C’est une manière d’ériger un mur. Abdallah Laroui va plus loin, il parle de folklore, compare l’enfant de 8 ans qui ne connaît que la darija et le calcul, à un épicier. Ce n'est respectueux ni pour l'enfant, ni pour la darija, ni pour l'épicier.

Abdallah Laroui enfonce le clou: «Les personnes qui n’ont pas de relation avec la culture, ni de près ni de loin, doivent prendre leurs distances avec ce sujet. Elles n’ont pas le droit d’intervenir dans des questions graves qui concernent l’avenir de tout un peuple. La culture n’est pas une question politique ou économique passagère, elle est bien plus que cela [une posture qui rappelle la clôture de l’ijtihad il y a dix siècles]. En d'autres termes, laissez-nous réfléchir pour vous.

Puis, accusateur: Je suis sorti de ma tour d’ivoire car je vois bien les finalités de cette proposition d’enseigner en darija, qui consistent à miner l’unité nationale. La culture marocaine ne peut pas devenir une culture folklorique [allusion à la darija]. Ce serait rabaisser le Maroc et les Marocains. Se réclamer du Maroc et de sa culture orale est une chose, se réclamer du  patrimoine culturel arabe, c'est autre chose.

Les politiques sont allés plus loin. Leur technique pour bloquer le débat est connue :

-mettre l’autre sur la défensive

-accuser la proposition de menacer l’identité marocaine. [Ce qui est faux, évidemment. Rien n’est plus marocain que la darija marocaine].

-et d'évoquer un plan visant à promouvoir les langues étrangères et à marginaliser l’arabe, une sorte de complot vaguement occidental.

La théorie du complot est une arme efficace pour éviter le débat. Pour progresser, pour poursuivre les réformes, le Maroc doit accepter tous les débats. Un débat, c’est le respect de l’autre et la capacité d’écoute avant tout.

Donc, au début il y a une phase politique et polémique. Puis s’instaure un débat dans lequel les intellectuels se répondent les uns aux autres. Personne n’interroge le grand public, les principaux concernés, les parents qui n’ont pas les moyens d’envoyer leurs enfants à la mission, à l’école américaine ou au secteur privé, comme l’ont fait les hommes politiques qui ont arabisé l’enseignement public.

Le débat actuel  a abouti au statu quo: reconnaître la place réelle de la darija dans les premières années de l’enseignement, ainsi que dans l’espace public (publicité, audiovisuel…) et nier l’existence de problèmes.

Un statu quo que Fouad Laroui, auteur de l’essai le plus abouti du monde arabe dans le domaine de la problématique de la langue*, avait prédit comme scénario possible, dans la conclusion de son livre: le statu quoi qui consiste à nier l’évidence, rendra impossible la réforme de l’enseignement et perpétuera l’enseignement à trois vitesses caractéristique du Maroc d’aujourd’hui.

Ce statu quo, tout comme la posture de certains intellectuels, donnent raison à l’Egyptien Mostapha Safouan. Pour lui,«la stigmatisation des langues vernaculaires a servi les despotes, puisqu’elle a isolé le peuple de l’accès au savoir, de la pensée, des débats et de la possibilité de s’exprimer. Cette stigmatisation constitue le principal facteur de blocage des sociétés arabes ». Le parallèle avec la clôture de l’Ijtihad est évident.

Le colonisateur, rappelle-t-il, n’a pas agi différemment puisqu’il a lui aussi stigmatisé les dialectes, les présentant comme incapables de servir de vecteurs à la pensée, à la création de haut niveau, ce qui était un moyen commode de dominer les populations.

Les lettrés, dans le monde arabe, ont joué le jeu, explique Safouan. Le savoir était cantonné dans l’arabe classique, de même que les hautes fonctions de l’Etat. De sorte qu’une oligarchie lettrée a de tous temps dominé ces contrées. Les lettrés écrivent en fait les uns pour les autres, et il était et il est encore impossible que naisse une opinion publique sans que l’usage de la darija, comme langue de débat, se répande.

Pour Fouad Laroui, le véritable problème, c’est la diglossie. Une diglossie que l’on voit bien entre darija et arabe, arabe et amazigh et arabe-français. Dans le cas général, la diglossie est la cohabitation, dans le même espace géographique et culturel, de deux langues, l’une étant plus ou moins la variante de l’autre. Généralement, l’une est qualifiée de langue haute et l’autre de langue basse. En d’autres termes, il y a le produit et le sous produit. Dès que vous mettez quelqu’un devant un micro, il essaiera de parler dans un arabe recherché, une sorte de mix entre l’arabe classique et l’arabe moderne, d’Al Jazeera. Ou alors de mix entre l’arabe dialectal et l’arabe moderne.

Bref, il y a la langue plus ou moins officielle, réservée aux sorties, à l’image; et le dialecte, réservé à la famille, à la sphère privée, au folklore…

Il y a aussi les lettrés et les illettrés, ceux qui savent et ceux qui veulent maintenir les autres dans l’ignorance. Les premiers se parlent entre eux. Les seconds ne savent même pas que ce débat a eu lieu. Quant à la place de la langue amazigh, n'en parlons pas...


 

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