Entretien. Dominique De Villepin: Le règlement du conflit du Sahara attendra l’après-Bouteflika

L’ancien Premier ministre du président Chirac est en visite à Rabat pour animer une conférence sur la place de l'art dans les relations entre les deux rives de la Méditerranée. L’occasion d’interroger ce diplomate de haut vol sur sa perception des conflits au Moyen-Orient et sur l’escalade actuelle entre le Maroc et le polisario.

Entretien. Dominique De Villepin: Le règlement du conflit du Sahara attendra l’après-Bouteflika

Le 26 avril 2018 à 15h13

Modifié 26 avril 2018 à 15h13

L’ancien Premier ministre du président Chirac est en visite à Rabat pour animer une conférence sur la place de l'art dans les relations entre les deux rives de la Méditerranée. L’occasion d’interroger ce diplomate de haut vol sur sa perception des conflits au Moyen-Orient et sur l’escalade actuelle entre le Maroc et le polisario.

- Médias24 : 15 ans après votre mémorable intervention à l’ONU (2003) contre la guerre en Irak, avez-vous eu le fin mot de l’histoire sur le contenu de la fiole brandie par Colin Powell au Conseil de sécurité ?

Dominique De Villepin: Toute la société internationale sait maintenant que derrière cette fiole, il y avait un vrai mensonge d’Etat.

Le but était de créer la peur et enclencher des mécanismes qui conduisent à la guerre. D’où l’extraordinaire prudence qu’il faut avoir quand on prend des décisions aussi importantes pour éviter cet engrenage meurtrier.

D’autant plus meurtrier qu’on voit bien qu’il est plus facile de décider de partir en guerre que de construire la paix.

Il faudra en effet des années voire, des décennies pour réparer ce que la guerre a détruit dans un pays comme l’Irak qui a vu toutes ses infrastructures profondément endommagées.

Pour cicatriser ces plaies, on voit aujourd’hui, à la veille des élections en Irak, à quel point il est compliqué de redonner une place à chacun et notamment aux tribus sunnites qui se sont senties au fil des années écartées du pouvoir et de tout rôle au sein de l’administration et de l’armée.

Des gestes doivent donc être faits pour permettre de tourner la page et de retrouver une inclusivité qui donne une place à chacun.

- S’achemine-t-on vers le même scénario en Syrie ?

- On est devant le même drame, celui d’une société détruite avec une méfiance croissante entre des communautés qui ont du mal à imaginer qu’elles pourraient vivre ensemble.

Cela s’exprime à travers trois niveaux qui sont ceux de la quotidienneté, des tribus et des religions, mais aussi au niveau régional avec des Etats qui interfèrent les uns avec les autres. Cette méfiance s’est muée en rivalité extrêmement forte comme on le voit entre l’Iran et l’Arabie saoudite.

A cela s’ajoute l’échelon international où les grandes puissances veulent chacune prendre leur place dans cette région. C’est particulièrement clair entre les Etats-Unis, la Russie et d’autres pays.

Nous sommes face à un conflit d’une extraordinaire complexité et pour redonner vie à un Etat et à une société, le chemin sera long et difficile.

- Certains accusent la France d’avoir détruit la Libye et in extenso le reste de la région.

- La France a effectivement une immense part de responsabilité.

A partir d’une décision compréhensible par la société internationale et soutenue à l’unanimité par une résolution du Conseil de sécurité pour essayer de préserver les populations en danger à Benghazi, nous avons dérapé vers une intervention, que j’ai d’ailleurs condamnée, qui a conduit à un changement de régime et à la déliquescence de l’Etat libyen.

Toute politique visant à imposer la démocratie ou changer un régime par la force doit être condamnée, car elle va à l’encontre des Etats, des intérêts de la région et de la société internationale.

- L’Iran est-il le prochain régime à abattre avec la collusion Salmane-Trump ?

- C’est une situation extraordinairement complexe avec un accord qui a été signé par la communauté internationale, ce que l’on appelle les 5+1 (membres du Conseil de sécurité plus l’Allemagne). Cet accord devait permettre de repartir d’un bon pied avec l’Iran qui renonçait à développer l’arme nucléaire.

Aujourd’hui, nous pouvons nous retrouver dans une situation dramatique avec, comme l’a dit le ministre des Affaires étrangères iranien, une tentation pour le régime de vigoureusement reprendre l’enrichissement de l’uranium et donc de repartir dans le sens de la prolifération d’armes nucléaires.

Cela ne manquerait pas d’enclencher un engrenage au niveau de la région qui sera très dangereux pour un pays comme l’Arabie saoudite et pour les Etats voisins, compte tenu de ce qui existe déjà en Israël.

Il y a donc un risque majeur pour la région à partir d’une décision unilatérale, prise par les Etats-Unis, qui pourrait être très dommageable.

Ce que je veux croire, c’est que les autres signataires maintiendront leur place dans cet accord et que dès lors que les Américains seront tentés d’en sortir, ils mesureront très vite les conséquences d’une telle décision sur ce qu’ils ambitionnent de faire en Asie avec la Corée du Nord.

- Que faut-il penser de l’annonce de la rencontre entre les présidents Trump et Kim Jong Un ?

- Comment peut-on imaginer qu’un président comme Kim Jong Un pourrait être tenté de rechercher un accord de dénucléarisation avec les Américains quand il voit la fragilité de l’accord avec l’Iran?

A l’évidence, tous ceux qui ont fait le pari de ne pas avancer vers l’arme nucléaire comme la Libye, l’Irak, ou l’Iran dans le passé, se retrouvent dans une position difficile; alors que Kim Jong Un qui a franchi un seuil se retrouve dans une position où il est capable de fixer un ordre du jour dans une rencontre avec le président des Etats-Unis.

C’est donc une terrible leçon qui serait donnée à la communauté internationale mais je persiste à croire que les américains feront preuve d’un peu de rationalité et de logique.

- Vous faites preuve de beaucoup d’optimisme en pariant sur l’esprit de responsabilité du président Trump...

- Force effectivement est de constater qu’aujourd’hui, c’est l’imprévisibilité qui est la règle de la diplomatie américaine et surtout du président Trump pour l’avenir du monde.

- Toujours au Moyen-Orient, l’impunité dont jouit Israël est-elle un gage de sa pérennité ?

- Ce pays fête ses 70 ans d’existence et on sait tous dans quelles conditions il a été créé après que son peuple a payé un lourd tribut à l’histoire.

Il y a cependant quelque chose d’inachevé et d’injuste sur cette terre qui est la souffrance énorme du peuple palestinien. Là-aussi, si l’on veut que le Moyen-Orient retrouve la paix et la capacité de se projeter, un certain ordre des choses devra être rétabli.

On voit bien avec la question irakienne, syrienne, yéménite que toutes ces plaies ouvertes sont le résultat d’Etats qui ont failli et qui sont des boulets pour l’avenir de leurs peuples.

Il faut donc recréer les structures de ces pays mais également un avenir pour cette région qui a le moins d’unité dans le monde, y compris en Afrique. Il n’y existe aucune organisation régionale capable de prendre en main et d’organiser le travail des uns et des autres.

- Vous pensez à une union économique du Moyen-Orient ?

- Le marché commun européen s’est créé sur la base de la CECA (communauté européenne du charbon et de l’acier), c’est dire à partir de deux ressources qui ont été pendant longtemps au cœur des guerres européennes.

Quelle est la capacité actuelle du Moyen-Orient de mettre en commun une petite partie de ses ressources en gaz et pétrole au service de populations qui souffrent (réfugiés du Liban, situation en Jordanie …)? La souffrance des peuples à un moment donné doit mobiliser les uns et les autres.

Quand je vois l’Arabie saoudite et l’Iran, pays riches, qui se livrent une rivalité sans fin, je pense qu’ils feraient mieux de se tourner vers la reconstruction de leur région, car ils sont en train d’organiser un véritable suicide régional.

En se mobilisant, travaillant ensemble et en partageant une partie des ressources régionales qui sont des atouts formidables, ils peuvent changer le destin du monde arabe.

Le destin de cette partie du monde, ce n’est pas le rêve des fondamentalistes de revenir, par la violence et par le sang, à un soi-disant Islam des origines.

Marquer positivement le monde de leur présence, cela ne pourra se faire que par leur capacité à créer, rassembler et in fine à rétablir la dignité du monde arabe, aujourd’hui blessée.

- Croyez-vous 0 la fin de l’extrémisme et du wahhabisme avec l’arrivée du prince MBS ?

- Il y a encore beaucoup de chemin à faire, mais je crois qu’il devra se soucier davantage des relations qu’il peut avoir avec chacun de ses voisins plutôt que d’organiser des alliances hypothétiques avec des grandes puissances, en essayant de régler des comptes idéologiques et politiques.

Sortons de cette logique du règlement de comptes et de cette idée que l’un gagnera sur l’autre, car au final ils ne construiront rien et ne feront que détruire ensemble le monde arabe.

Si le prince Salmane veut que son pays ait un avenir et que lui-même puisse tracer son avenir politique, il devra s’inscrire dans une logique de bâtisseur, de faiseur et de passeur et certainement pas dans une logique de puissance, d’ultimatum de violences car ces temps-là sont révolus.

- L’Afrique du Nord n’est pas en reste avec l’escalade actuelle entre le Maroc, le polisario et l’Algérie...

- Devant des situations d’engrenage et de risques de conflit armé, il faut revenir à l’essentiel et savoir raison garder pour arriver à redonner en permanence une chance à la paix.

C’est par le dialogue qu’on arrivera à véritablement progresser. La tentation de la force existe à chaque étape, mais y céder c’est prendre le risque de revenir en arrière et de créer des situations extrêmement dangereuses pour les populations, car au final c’est toujours elles qui payent le prix fort.

Je veux donc croire que l’esprit de responsabilité cédera devant les tentations idéologiques et devant la volonté de la part des parties de marquer leur position. C’est cet état d’esprit qui doit l’emporter.

- Vous étiez récemment en Algérie. Avez-vous évoqué le Maroc avec vos interlocuteurs et senti une volonté d’aller de l’avant ou faudra-t-il attendre l’après-Bouteflika pour y arriver ?

- Il est difficile d’aller au Maroc ou chez son voisin de l’est sans évoquer les questions de voisinage et du Sahara.

Dans l’esprit des personnes que j’ai rencontrées, il y a encore cette idée que dès lors qu’on est sur des positions de principe, il y a peu de chances que ces dernières évoluent.

- C’est donc une question de génération enfermée dans des schémas dogmatiques ?

- C’est à la fois une question de conviction et de génération, mais à un moment donné dans l’histoire des peuples, comme entre la France et l’Allemagne, il y a d’autres éléments qui doivent intervenir.

Quand je dis d’autres, c’est par rapport à l’idéologie, à des références historiques et à des convictions profondément ancrées comme notamment cette idée qu’il faut avancer.

- Pour des impératifs économiques communs ?

- Pas uniquement économiques car il y a aussi des intérêts de société, des peuples et de ce que la paix peut produire au bénéfice des uns et des autres, en l’occurrence des Marocains et Algériens.

A un moment donné, c’est ce qui doit l’emporter sur l’héritage du passé. Pour cela, le regard doit changer avec le temps comme cela a été le cas entre les frères ennemis qu’étaient la France et l’Allemagne.

Il y a eu un déclic et nous nous sommes lassés. Après avoir été usés par la guerre, nous avons enfin compris que l’un avec l’autre, nous serions plus forts en nous rapprochant d’une ambition commune et du rêve qui était celui de faire l’Europe.

Je n’exclus pas qu’entre le Maroc et l’Algérie, l’idée de construire l’Union du Maghreb arabe et de rendre plus grand ce projet d’unité, dans une Afrique qui change à grande vitesse, finira par aboutir.

Dans ce continent en marche, l’UMA ne pourra pas être indéfiniment en reste. Il y a une course de vitesse engagée avec une démographie et une croissance africaine qui augmentent et une union maghrébine handicapée avec plusieurs milliards d’euros de revenus perdus à cause de frontières fermées.

Il va donc falloir arbitrer et choisir en ayant la liberté de faire les bons choix. C’est les nouvelles générations qui auront plus de facilités pour lutter contre les barrières de la mémoire.

Quand chaque chose viendra à sa place, l’intérêt général, car c’est de ça dont il s’agit, finira par l’emporter.

Au final, il ne s’agit pas de renoncer à ses principes, ses convictions, son identité ou à son histoire, mais de faire la part des choses et voir ce qui prime dans l’intérêt des peuples.

- Dans quel cadre ce conflit régional pourra se régler: autonomie ou référendum ?

- Aujourd’hui, tous les mots fâchent car les mots des uns irritent les autres. Je pense toutefois qu’il y a des situations de fait qui peu à peu s’imposeront et seront reconnues par chacune des parties.

Une fois de plus, je suis persuadé que le temps fera son affaire.

- De notre vivant ?

- Oui, je veux y croire parce qu’il y a aujourd’hui une urgence que nous ressentons en Europe devant la multiplication des épreuves comme les élections en Italie, la situation du Brexit, l’élection en Hongrie de l’extrémiste Victor Orban.

Si la bonne volonté et l’imagination ne s’emparent pas du pouvoir, c’est le pire qui adviendra car le pire advient et le pire revient toujours sous une autre forme. C’est là où l’imagination humaine doit être plus forte que la fatalité des choses voire même la fatalité des idéologies ou des politiques.

- Antonio Guterres est-il plus qualifié que son prédécesseur Ban Ki moon ?

- Il ne s’agit pas de qualification, Guterrs a certainement de la bonne volonté mais je ne pense pas que le règlement du conflit du Sahara passera par le secrétaire général des Nations unies.

Cela passera par une prise de responsabilité des sociétés et surtout des jeunes qui sont le moteur des vrais changements. Ils ne veulent plus endurer le carcan des contraintes du passé et arrivent peut-être plus facilement à imaginer un avenir commun que les générations précédentes

C’est grâce à eux que la roue tourne et que les pages de l’histoire suivent le mouvement.

- Entre les lignes, c’est donc l’après-Bouteflika qui amorcera la résolution de ce conflit ?

- Oui, mais le temps est une notion à l’échelle humaine qui est très relative. Il ne faut pas attendre, il faut continuer à croire et à travailler à des changements qui doivent être pacifiques.

Tout est possible en dehors de la guerre car ceux qui l’ont vécue ont payé un lourd tribut et son prix nous fait revenir en arrière.

Au-delà du prix du sang, c’est un prix d’effacement et de marginalisation sur le plan historique. On ne grandit jamais avec des conflits armés car tous les pays en position de force ou de faiblesse qui ont cru pouvoir recourir à la guerre l’ont payé par des années de retard sur l’exigence de l’avenir.

- Comment concrètement faire aboutir ce dossier qui traîne depuis plus de 40 ans à l’ONU ?

- Ce qui me frappe, c’est la multiplication sur la scène internationale de ce que l’on appelle les conflits gelés dont celui du Sahara qui est loin d’être le seul (Ukraine…).

C’est là où on se rend compte de l’importance de la responsabilité des dirigeants et des élites mais aussi, en dernier recours, des peuples, quand les deux premiers ont du mal à y voir suffisamment clair.

A un moment donné, le prix à payer pour ces conflits gelés est payé par tout le monde et pas seulement par les gagnants ou perdants du moment. Dans cette logique, l’essentiel est d’avancer en essayant de bâtir, même si c’est une cote mal taillée, des chemins qui organisent la réconciliation.

- Le règlement du conflit du Sahara passera donc par une nécessaire réconciliation Maroc-Algérie ?

La notion de réconciliation, je la tiens de celui qui m’a amené en politique à savoir Jacques Chirac qui, comme vous le savez, est un grand ami du Maroc.

Quand il a retrouvé en 2002 son homologue allemand Gerhard Schröder en ayant le sentiment de ne pas avoir fait ce qu’il fallait en direction des Allemands pour le traité de Nice sur l’avenir de l’Europe, le président lui a dit: "Eh bien changeons la règle, désormais chacun d’entre nous devra faire un pas du chemin, un pas de la France, un pas de l’Allemagne…».

C’est ça la vraie diplomatie, et la règle du jeu entre l’Algérie et le Maroc devra être celle-là. Il ne doit plus y avoir la position de l’un et de l’autre, l’un qui bouge et l’autre qui ne bouge pas.

Chacun devra faire un pas en direction de l’autre pour régler définitivement ce conflit. Si cet esprit ne prédomine pas la coopération entre voisins, c’est à désespérer car les peuples se vengent toujours.

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