L'inclusion sociale, “cours inaugural” de Ali Benmakhlouf devant la CGEM

VERBATIM & VIDEO. Lumineux plaidoyer du philosophe Ali Benmakhlouf contre les inégalités sociales. C'était le samedi 29 septembre 2018 à l'université d'été de la CGEM. Membre de l'Institut de France et professeur à Créteil Paris Est, beaucoup pensent qu'il a un excellent profil pour président un comité national marocain d'éthique. Voici un verbatim de son intervention. Vidéo en fin d'article (du début jusqu'à la minute 39'00).

L'inclusion sociale, “cours inaugural” de Ali Benmakhlouf devant la CGEM

Le 30 septembre 2018 à 14h01

Modifié 11 avril 2021 à 2h49

VERBATIM & VIDEO. Lumineux plaidoyer du philosophe Ali Benmakhlouf contre les inégalités sociales. C'était le samedi 29 septembre 2018 à l'université d'été de la CGEM. Membre de l'Institut de France et professeur à Créteil Paris Est, beaucoup pensent qu'il a un excellent profil pour président un comité national marocain d'éthique. Voici un verbatim de son intervention. Vidéo en fin d'article (du début jusqu'à la minute 39'00).

“Qu’est-ce que la croissance inclusive?

“Je cite la définition de la BAD qui ne me satisfait pas.

“Selon cette définition, la croissance inclusive a pour résultat le développement, pour environnement l’équité et elle s’occupe des plus vulnérables

“Eh bien, je ne crois pas que l’équité soit l’environnement de la croissance. Que le développement soit le résultat de la croissance.

“Si nous parlons de croissance inclusive, c’est pour que le développement soit inclus dans la croissance, que la croissance ne soit pas seulement le développement du capital, qu’elle soit le développement du travail“.

Benmakhlouf rappelle que “l’Afrique se range au deuxième rang de la croissance mondiale entre 2000 et 2015 mais aussi au deuxième rang des inégalités. Le premier rang pour la croissance est tenu par l’Asie du sud-est et le premier rang pour les inégalités est tenu par l’Amérique latine“.

“Pourquoi ce deuxième rang dans les inégalités alors que la croissance moyenne a été de 4,8% sur les 15 dernières années? Eh bien, parce que c’est une croissance qui s’est faite sans emplois, ne s’est pas faite pour le développement. Elle a été orientée exclusivement vers la main-d’œuvre qualifiée, les zones côtières et les agglomérations. On oublie précisément les zones rurales et les plus défavorisées.

“Si on parle de croissance inclusive, c’est pour aller vers ces zones oubliées“.

Pour Ali Benmakhlouf, la bonne définition est celle-ci: “la croissance inclusive, c’est celle où les revenus des plus pauvres croissent plus vite que ceux de l’ensemble de la population“.

Il fait un clin d'oeil à Rawls: “Si elle fait de l’équité une vertu cardinale, c’est précisément parce que la justice comme équité rétablit un peu des formes d’égalité“.

Et cite deux exemples:

1-L’Inde et le Bangladesh. Au cours des 15 dernières années, le PIB per capita de l’Inde a augmenté en moyenne de près du double de celui du Bangladesh (98% de plus).

“Mais le Bangladesh a une meilleure survie infantile, un meilleur taux de vaccination, un meilleur maintien scolaire“.

“Pourquoi? Eh bien parce que même s’il y a beaucoup moins de croissance, elle est plus inclusive“.

“Quand vous mettez dans la croissance l’équité et la justice, vous y mettez du long terme“. Il cite un néologisme “ce beau mot en anglais intraduisible, la sustainability“, croissance soutenable ou durable.

2. La Chine et le Rwanda. La croissance en Chine a été très rapide. Mais le taux d’inégalités a bondi d’une manière exponentielle. La Chine a réalisé une forte croissance et les inégalités se sont fortement accrues.

Le Rwanda a réduit d’une manière drastique la corruption, “qui est la grande grangrène de notre continent“.

Etre défavorisé, c’est quoi?

Il cite la parabole d’Amartya Sen, prix Nobel d’économie en 1998.

“Vous êtes chef d’entreprise, vous voulez embaucher un salarié. Arrivent trois candidats.

“Le premier est très pauvre, totalement démuni.

“Le second est quelqu’un qui a tout perdu.

“Le troisième est une femme malade, sans moyens et qui a besoin de ce salaire pour acheter ses médicaments.

“Il n’a pas les moyens d’embaucher les trois. Et il n’y a aucune raison qu’il choisisse l’un plutôt que l’autre.

“Ces trois candidats représentent trois cas, trois visions:

“1. Le contrat social. S’il y a des exclus, le lien social se délite, le travail est un élément intégrateur“. A propos du lien social, Benmakhlouf fait une intéressante digression: “Je ne dis jamais vivre ensemble mais agir ensemble. Vivre ensemble est une expression lissée, utilisée par les organismes internationaux. Lorsque le lien social se délite, nous vivons ensemble mais nous n’agissons pas ensemble“.

Dans le premier cas donc, ce sont les politiques publiques qui sont responsables. C’est un cas qui renvoie vers les théories contractualistes.

“2. Le 2e cas, c’est la pauvreté comme raison interne. C’est une responsabilité individuelle. Le travail va le faire sortir de cette situation de malheur“. Ce cas renvoie vers les théories utilitaristes.

 3. Les personnes malades, c’est la femme privée de capacités. Ce cas renvoie à la théorie de capability (capabilité) d’Amartya Sen qui lui a valu son prix Nobel.

Comme Amrtya Sen, Ali Benmakhlouf explique que “la pauvreté ne doit pas se mesurer à un seuil, on le voit bien avec les ratés du Ramed au Maroc. Ce n’est pas une question de quantité, elle ne se mesure pas à deux dollars/jour. La pauvreté, c’est qualitatif, c’est la privation de capacité, on le voit dans la santé et l’éducation par exemple“.

“Et les femmes, plus que tous les autres, font l’expérience de la privation de capacité, privation de santé, privation d’éducation“. Il cite les dérogations “scandaleuses“ données dans les zones rurales pour que les filles se marient à 14 ou 15 ans“. On est pauvre quand on est privé de ses capacités.

Refonder ou construire sur ce qui existe?

“Je ne suis pas de ceux qui pensent qu’il faut refonder. Je suis de ceux qui pensent qu’il faut partir de ce qui ne va pas, d’une manière fragmentaire, résoudre les problèmes pas à pas.

La responsabilité ne consiste pas à attendre le grand soir, c’est ici et maintenant, se demander ce que chacun d’entre nous peut faire.

“Personne ne perçoit clairement le bien, mais tout le monde perçoit ce qui ne va pas.

“Je suis à chaque fois contrit et malheureux lorsque j’entends les gens dire les pauvres sont d’eux-mêmes paresseux, inertes etc…

“On va chercher des motivations psychologiques moralisatrices alors qu’il s’agit de positions dans la société.

“Les plus défavorisés, c’est une position, ce n’est pas de la psychologie, ce n’est pas de la moralisation.

“A chaque fois que l’on dit lemgharba llah yhdihom, ça ne va pas. Je vous le dis franchement. Ce n’est pas une question de mentalités. Ce n’est pas une question culturelle, c’est une question de règles à respecter, de barrières pour ne pas tomber. Ces règles manquent“. Il cite Wittgenstein: “L’angoisse naît de l’absence de règles“.

“J’ai beaucoup travaillé sur ce philosophe [Wittgenstein]. S’il était venu au Maroc, il aurait eu une crise cardiaque au bout d’une semaine. Il n’y a pas de règles, il y a des franchissements de règles, des transgressions de règles“.

Un grand respect pour les statistiques

Ali Benmakhlouf exprime son “grand respect pour les statistiques“ et salue le travail que fait le HCP.

Grâce aux statistiques, “on ne se concentre pas sur des cas individuels“.

Il met en opposition:  Les cas individuels, c’est lorsqu’on met en avant la construction de beaux hôtels 4 et 5 étoiles à Marrakech. “De leur côté, les statistiques disent l’ampleur du désastre social au Maroc“.

L’alerte du HCP est devenue une alarme, pour dire que l’emploi doit être de plus en plus diversifié“.

“Le HCP dit qu’il ne faut pas [seulement] faire venir le CAC 40 au Maroc à travers les industries de l’automobile ou de l’aéronautique, il faut faire monter en gamme précisément ce que le Maroc exporte. Nous sommes actuellement ramenés à la fabrication, à la dépendance, pas à la conception. Il faut concevoir dans les produits de base marocains, dans ce que l’on sait déjà faire“.

Les obstacles à la croissance inclusive

Benmakhlouf liste une série d’obstacles à la croissance inclusive:

“-Pourquoi la croissance se fait-elle au profit des grandes entreprises et pas des petites structures? On valorise le capital et non le travail humain.

“-L’absence [la faiblesse?] de productivité dans les zones rurales et intérieures.

“-L’absence d’accès des pauvres au marché du crédit. Un philosophe a dit qu’il ne faut pas parler d’informel mais d’extra-légal, c’est parce que la propriété est monopolisée par le légal.

“-Le faible taux d’activité des jeunes, le sous-emploi, la faible régulation de secteurs, la défiscalisation de l’agriculture.

“-Les règles d’héritage: En France, on paie entre 20% et 30%. Au Maroc de 1,5% à 4,5%.

“-L’échec du transfert des dépenses locales aux administrations locales.

“-Les inégalités de genre. La détresse que vivent les femmes qui conçoivent hors des liens du mariage est absolument scandaleuse. Dans la législature précédente, un décret est venu accorder jusqu’à 1.050 DH mensuels aux veuves démunies, en fonction du nombre d’enfants à charge. Elle n’a pas élargi cette allocation aux filles mères. Cela veut-il dire que cet enfant des filles mères vaut moins que celui dont la mère est veuve?

“-Nous sommes un pays qui est passé de la rumeur aux fakes news, sans passer par la case enquête et investigation. L’enquête, c’est ce qui permet d’éteindre un incendie, parce qu’on partage une information et je ne pense pas que l’on puisse agir sans avoir sa part dans la vérité des données.

L’éducation et la santé ne sont pas tout à fait des biens marchands

“Le système finlandais est un système public fondé sur la coopération. La Suède et la Norvège qui ont un système fondé sur la concurrence font moins bien.

“Ceci pour dire que les biens sociaux comme l’éducation et la santé ne sont pas tout à fait des biens marchands.

“La règle doit être celle de la coopération et pas de la concurrence".

Benmakhlouf liste les 6 paramètres qui selon lui font que l’éducation est performante en Finlande:

1. Le métier est valorisé.

2. Un soutien scolaire massif. Quand un enfant commence à décrocher, il est rapidement identifié.

3. Une gestion partagée, les règles descendent d’une étape à l’autre de la hiérarchie, ministère, autorités municipales, établissements scolaires, avec une relative autonomie des dernières.

4. Une lutte active contre l’échec scolaire.

5. L’égalité à l’école (la base d’un bon système public).

6. Formation continue des enseignants, intégrée au projet éducatif.

Eduquer pour quoi faire? “L’éducation, c’est ce qui donne l’autonomie aux gens. L’éducation éteint les incendies sociaux. Pour l’éducation au Maroc, nous sommes dans l’incendie social“, conclut Ali Benmakhlouf, longuement ovationné par une salle majoritairement composée de chefs d’entreprises.

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