Guerre entre opticiens et ophtalmologues: des clés pour comprendre

La dernière version de l'article 6 du projet de loi 45-13 est en faveur des ophtalmologues qui militent pour son maintien. Les opticiens qui perdront le droit d'effectuer des mesures de la vue espèrent convaincre les parlementaires de l'amender dans le cadre de la deuxième lecture.

Guerre entre opticiens et ophtalmologues: des clés pour comprendre

Le 26 juin 2019 à 11h00

Modifié 11 avril 2021 à 2h42

La dernière version de l'article 6 du projet de loi 45-13 est en faveur des ophtalmologues qui militent pour son maintien. Les opticiens qui perdront le droit d'effectuer des mesures de la vue espèrent convaincre les parlementaires de l'amender dans le cadre de la deuxième lecture.

Depuis quelques mois, les opticiens et les ophtalmologues se livrent une bataille à coup de communiqués, articles de presse, conférences et mêmes sit-in et grèves au sujet du droit de pratiquer la réfraction (mesure de la vue) par les opticiens évoqué dans le projet de loi 45-13 relative à l'exercice des professions de rééducation, de réadaptation et de réhabilitation fonctionnelle.

Cette future loi est une sorte de référentiel emplois-compétences pour certaines professions en relation direct avec le secteur de la santé, dont celle d’opticien-lunetier évoquée dans l’article 6 de la dite-loi. 

C’est cet article qui est actuellement au cœur d’une bataille entre les opticiens et les ophtalmologues.

Les premiers veulent garder dans la future loi le droit de pratiquer la mesure de la vue. Les seconds s’y opposent.  Et chacun y va de son argumentaire.

A l’origine du mal 

Si le débat prend une ampleur nationale au début de cette année 2019, il faut savoir que ce projet de loi n’est pas nouveau. Il est dans le circuit législatif depuis 2015. Il a été déposé au parlement le 16 juillet 2015 par Lahoucine El Ouardi, alors ministre de la santé.

Il a été ensuite transmis à la Commission des secteurs sociaux le 21 Juillet puis adopté en séance plénière le 10 février 2016 à l’unanimité après quelques amendements. « Les amendements qui ont été adoptés n’ont pas concerné l’article 6 qui est actuellement au cœur de la polémique », nous déclare Saida Aitbouali présidente de la commission des secteurs sociaux. 

Dans cette version du texte, l’article 6 était comme suit :

« L'opticien lunetier délivre au public des articles d'optiques destinés à corriger ou à protéger la vue. Préalablement à leur délivrance, il réalise l'adaptation et l'ajustage desdits articles au moyen d'instruments de contrôle nécessaire. Il délivre les produits d'entretien et de conservation des lunettes et de lentilles de contact ainsi que les produits de leur humidification. Toutefois, l'opticien lunetier ne peut délivrer aucun dispositif médical d'optique sans prescription médicale dans les cas suivants :

1) Pour les sujets de moins de 16 ans ;

2) L'acuité visuelle inférieure ou égale à 6/10 après correction ;

3) Amétropies fortes ;

4) Presbyties en discordance avec l'âge ».

Selon ce texte, les opticiens auront donc toujours le droit de mesurer la vue sous certaines conditions. Il s’agit des mêmes dispositions du dahir du 4 octobre 1954 réglementant la profession d’opticien-lunetier dans son article 5.

A cette époque (2015-2016), le texte était certes critiqué mais pas par les ophtalmologues ; plutôt par les opticiens pour d’autres sujets qui n’ont rien à voir avec la pratique de la mesure de la vue.  Les ophtalmologues, eux, étaient absents du débat.

Le texte poursuivra son chemin législatif à la chambre des conseillers avec une adoption le 11 mai 2016 à l’unanimité, mais à la demande du président du groupe parlementaire du PAM, le texte est retourné pour examen en commission. Le texte devait être discuté le 3 août 2016, mais la réunion a été reportée.

Depuis cette date, le texte est resté au niveau de la chambre des conseillers jusqu’à ce que le ministre chargé des relations avec le parlement envoie en août 2018 une lettre au président de la chambre des conseillers lui demandant de boucler l’examen de cette loi « dans les plus brefs délais en coordination avec le ministère de la santé ».  

C’est ainsi qu'Anas Doukkali rentre en ligne et que le projet de loi 45-13 est revenu dans le circuit législatif. Il a été donné au différents groupes parlementaire un délai jusqu’au 18 mars 2019 pour apporter leur propositions d’amendements.

Les ophtalmologues entrent en scène

Selon les éléments que nous avons pu reconstituer et que nous avons confirmé auprès des concernés, jusqu’au début 2019, les médecins ophtalmologues étaient en dehors des débats par ignorance de la teneur du texte.

« C’est le hasard qui a fait que nous avons appris à la télévision la tenue de réunions entre les représentants des syndicats des opticiens et le ministre de la santé au sujet de cette loi », confie Mohammed Chahbi, vice-président de la société marocaine d’ophtalmologie (SMO)

« Le ministre de la santé (Elouardi, ndlr) devait envoyer un courrier au conseil de l’ordre, car cette loi évoque un acte médical, mais nous n’avons pas trouvé de trace de courrier dans ce sens », ajoute-t-il. 

Il n’en fallait pas plus pour ces médecins spécialistes pour comprendre les enjeux de cette loi et décider d’agir avant l’échéance du dépôt des amendements prévue au mois de mars 2019.

« Lors d’une réunion de la société marocaine d’ophtalmologie, nous avons discuté de cette loi et on a soulevé le problème », nous raconte Mohammed Chahbi. « La loi 45-13 évoque la réfraction alors qu’il s’agit d’un acte médical régi par la nomenclature publiée par le ministère de la santé (D356).  Comment le ministre de la santé peut octroyer le droit d'exercer un acte médical à des techniciens et des commerçants? C’est qu’il y a un vrai problème ».

Alerté par la SMO, l’ordre des médecins a donc saisi en février 2019 le ministre de la santé, le chef du gouvernement, les présidents des deux chambres du parlement et les présidents des groupes parlementaires. 

Les ophtalmologues demandent alors l’amendement de l’article 6 pour enlever aux opticiens le droit de pratiquer  de la réfraction. 

Dans cette bataille entre les opticiens et les ophtalmologues, les politiques ont joué un rôle et pas des moindres. 

« Il y a eu un portage politique par quelques partis qui ont, à la demande des opticiens, insisté sur le maintien des prérogatives relatives à la réfraction », nous confie une source proche du dossier. « Dans les discussions, tout le monde partait dans le sens des opticiens », ajoute-t-elle.

La guerre entre les deux clans est alors déclenchée. Chacun présente ses arguments, cherche des soutiens au niveau du parlement, multiplie les réunions,… 

La bataille législative que se livrent les uns contre les autres fait écho au niveau des médias. Conférences, articles, sit-in et grèves se multiplient à partir du mois de mars jusqu'à ce jour. 

Les pressions exercées par les uns et les autres se sont traduites par plusieurs modifications de l’article 6. 

Le premier amendement se fera au niveau d’une une commission technique composée des membres de la commission parlementaire, des représentants du ministère de la santé, et du secrétariat général du gouvernement.  Elle est instaurée pour trancher les articles polémiques notamment l’article 6, peut-on lire au niveau du rapport de la commission parlementaire.  On y supprime la notion de la réfraction et les exceptions qui régissait cette pratique depuis 1954.

Le texte sera alors présenté pour le vote en commission le 29 mai 2019 après deux reports. Après examen de toutes les propositions d’amendements, il sera voté à l’unanimité. Voici la formulation retenue : 

 

L’article 6 voté accorde aux opticiens le droit de proposer et monter les lentilles de contacts. Une séance plénière est programmée pour le 4 juin pour le vote final. 

Coup de théâtre ! La veille, le 3 juin, le ministère de la santé dépose une nouvelle proposition d’amendement. Dans son courrier à la présidence de la chambre des conseillers, le ministre explique que cet « amendement vise à conserver la formulation telle qu’elle a été validée par la commission technique à qui a été dévolue la mission d’approfondir l’examen du projet de loi 45-13 ». 

Le 4 juin, le texte est voté avec l’amendement surprise du ministère de la santé. Le texte est transféré à la chambre des représentants en deuxième lecture. Voici la dernière version adoptée : 

Dans cette nouvelle version, l’opticien n’a plus le droit de procéder à la réfraction. L’article apporte une réserve : l’habilitation à faire la réfraction et délivrer des lunettes sera tranchée par un texte réglementaire.

C’est cette version que les ophtalmologues tentent aujourd’hui de préserver et que les opticiens dénoncent, chacun apportant son argumentaire.

Arguments contre arguments

« Les Médecins ophtalmologues du Maroc appellent le Parlement à ne pas céder aux pressions du lobby de l’industrie du verre et à préserver le principe de la séparation entre la prescription optique et la vente de lunettes, consacré par l’article 6 du projet de loi 45/13, tel qu’amendé et voté par la Chambre des Conseillers le 4 juin 2019 et ce, dans l’intérêt de la santé visuelle des Marocains », scandent les ophtalmologues par le biais de leur syndicat.

Ils estiment que :

- La réfraction (mesure de la vue) est un acte médical, qui relève de leur champ de compétences en vertu de la loi 131-13 relative à l’exercice de la médecine au Maroc.

- Le conflit d’intérêt est manifeste en autorisant les opticiens à prescrire et à vendre en même temps les lunettes pour la correction de la vue des patients. Ils mettent en garde contre les «examens visuels gratuits» que proposent les opticiens comme argument marketing afin de vendre des lunettes.

- Ces « examens visuels dispensés par des opticiens », ne permettent pas de dépister les maladies silencieuses comme le glaucome, la rétinopathie diabétique, la DMLA, les œdèmes papillaires secondaires à des tumeurs cérébrales, les déchirures et décollements de rétine, les tumeurs oculaires, les uvéites et les kératocônes. Ces maladies peuvent dans certains cas évoluer à bas bruit même en cas d’une acuité visuelle de 10/10 avant que la vue ne chute rapidement menant à une malvision profonde ou une cécité irréversible.

- Les études internationales soulignent que 30% des demandes de consultation pour lunettes aboutissent au dépistage d’une pathologie sous-jacente, ce qui place l’Ophtalmologue au cœur d’un système de prévention primaire efficace, en particulier pour certaines maladies générales comme le diabète.

- Les Médecins ophtalmologues rappellent que les opticiens-lunetiers sont leurs partenaires. Le rôle de ces derniers est d’exécuter les ordonnances optiques et non d’accomplir les actes de diagnostic et de correction de la vue des patients.

De son côté, le Syndicat National Professionnel des Opticiens du Maroc dénonce cette nouvelle version du projet de loi 45.13 et annonce un programme de protestation qui a démarré par un sit-in le 12  juin dernier. « Le projet de loi a été voté par la chambre des conseillers dans une formule et surtout une manière injuste que nous rejetons », explique Mina Ahkim, présidente du SNPOM.

Les opticiens estiment que « la mesure de la vue » est « un droit acquis » et présentent également leurs arguments :

- Ce droit à la réfraction est exercé grâce à des formations homologuées et même dispensées via le Ministère de l’Education Nationale, de la Formation Professionnelle, de l’Enseignement Supérieur et de la Recherche Scientifique.

- Les opticiens exercent la mesure de l’acuité visuelle pour la correction réfractive depuis 65 ans, en vertu du Dahir du 04 octobre 1954 réglementant l’exercice de la profession d’opticien-lunetier.

Le texte est actuellement au niveau de la chambre des représentants dans le cadre d’une deuxième lecture où l’article 6 peut à nouveau subir des modifications. Aucune date n'a encore été décidée pour son examen.

Les opticiens multiplient donc les actions de protestation. Ils prévoient ce mercredi 26 juin une grève et un sit-in devant le parlement.

Ils appellent à une marche de protestation le 3 juillet, à partir du siège du Ministère de la Santé jusqu’au Parlement et à une grève générale et sit-in de protestation devant le parlement le 10 juillet.

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