Mustapha Bouaziz: “Voici pourquoi il faut (re)lire Abdallah Laroui”

ENTRETIEN. Bien qu’il ait passé l’essentiel de sa vie à essayer de comprendre et à faire comprendre le Maroc et le monde arabe, l’historien et philosophe Abdallah Laroui ne sort que très rarement de son silence. Pourtant, en ces temps agités, le Maroc a plus que jamais besoin de ses analyses profondes et de son regard lucide. Fin connaisseur de l’œuvre de Laroui, l’historien Mustapha Bouaziz revient dans cet entretien sur la particularité et la profondeur de sa pensée.

Mustapha Bouaziz: “Voici pourquoi il faut (re)lire Abdallah Laroui”

Le 7 janvier 2020 à 9h52

Modifié 11 avril 2021 à 1h24

ENTRETIEN. Bien qu’il ait passé l’essentiel de sa vie à essayer de comprendre et à faire comprendre le Maroc et le monde arabe, l’historien et philosophe Abdallah Laroui ne sort que très rarement de son silence. Pourtant, en ces temps agités, le Maroc a plus que jamais besoin de ses analyses profondes et de son regard lucide. Fin connaisseur de l’œuvre de Laroui, l’historien Mustapha Bouaziz revient dans cet entretien sur la particularité et la profondeur de sa pensée.

- Médias24: Quelle est la particularité du travail d’Abdallah Laroui et pourquoi a-t-il la réputation d’être "incompris" ?

- Mustapha Bouaziz: Abdallah Laroui est un intellectuel de renommée internationale, il est non seulement historien mais aussi penseur et romancier. C’est une personnalité qui s’intéresse à la production culturelle et participe, en même temps, de par sa qualité de chercheur, à l’élaboration d’une certaine représentation du passé.

Laquelle représentation du passé s’inscrit dans un choix philosophique et méthodologique appelé historicisme. Ce choix méthodologique part de l’idée des problématiques posées dans le présent, qu’on appelle par la recherche du passé et qu’on reconstruit dans la vision de s’inscrire dans l’avenir.

Critiquée actuellement comme étant une méthodologie où l’idéologie a une grande part, cette vision méthodologique a fait son temps en Europe. Mais, curieusement, Laroui continue d’avoir cette approche en forçant le respect.

En faisant une lecture de notre région et de son passé, c’est-à-dire l’espace arabo-musulman, qui a besoin d’une approche de ce genre car il n’est pas dans son temps, cette approche-là faciliterait son ancrage à l’avenir. Voilà ce qui fait la particularité de Abdalah Laroui et la fascination qu’elle exerce sur le monde scientifique marocain.

Ceci dit, comme tout chercheur, qui plus est un chercheur de pointe, il n’écrit pas pour le grand public mais à ses pairs, utilisant un langage scientifique et un bagage de concepts et de théories qui ne sont pas à la portée du commun des mortels. On a besoin de ce qu’il produit mais il faut une intermédiation entre ce discours scientifique dont la cible est la communauté des chercheurs et le grand public par un travail de vulgarisation.

Par ailleurs, Laroui a fait le choix d’écrire en anglais ou en français tout ce qui concerne la recherche et d’écrire en arabe des romans ou des réactions aux événements, khawatir, qu’on peut appeler des billets d’humeur. A travers ces livres-là et ces billets d’humeur, il essaie d’être à la portée du grand public mais cela n’a pas pris car, là aussi, la pensée reste "lourde".

D’où l’importance du travail des journalistes (qui doivent faire un effort pour le comprendre et le rendre accessible au grand public sans faire de raccourcis) et des chercheurs, qui ont la possibilité d’avoir un langage de communication, afin de réaliser cette intermédiation. C’est le Maroc qui y gagnera.

- Si l’on devait résumer la pensée de Abdallah Laroui en quelques phrases, que retiendriez-vous?

- Vous savez, les gens qui écrivent dans des encyclopédies ou dans des dictionnaires scientifiques et qui doivent résumer une pensée dans un certain nombre de mots (qui ne dépasserait pas 400 mots, parfois moins), organisent un séminaire durant une année ou deux pour trouver les bonnes phrases pour résumer toute une pensée.

Il s’agit donc d'un travail d’élaboration difficile. Cela dit, je peux dire sans prétendre avoir compris Laroui comme il faut, qu’il a fait le choix de la modernité. C’est un moderniste qui a un rapport spécial à la religion, à Dieu, à la nature et un rapport spécial à ce qu’on pourrait appeler l’émotion populaire.

Par rapport à Dieu, il est nécessairement comme tout chercheur moderniste pour la séparation des champs. Il dit à sa manière que la mosquée, l’université et le laboratoire ont des places qui doivent être séparées.

Quant à la spiritualité et à la religiosité, il est parmi les gens qui disent qu’il y a un autre positionnement que le positionnement binaire (halal-haram, paradis-enfer…) et qu’il existe une position médiane qui fait toute la complexité de l’humanité.

Par rapport à la nature, il considère, comme tous les chercheurs qui se respectent, que la nature est un objet de recherche et non une source de mystères. On peut ainsi expliquer un tremblement de terre ou une révolte, etc., au lieu de dire que c’est inexplicable ou que c’est une colère de Dieu.

Enfin, les émotions populaires, les émotions sociales, sont des phénomènes de vie qu’il faut analyser.

C’est un historien qui va toujours vers la précision : s’il y a des acteurs, il faut les nommer. Les discours, il faut savoir qui les porte, comment et où.

- Certains lui reprochent de ne pas être "objectif". Un chercheur peut-il être totalement "neutre"?

- La recherche est l’interférence de trois pôles : le pôle empirique, c’est le terrain pour le sociologue, les vestiges du passé pour les historiens, c’est ce qu’on appelle le document dans sa connotation générale. Cela peut être une monnaie, un bâtiment, un habit… Donc, pas seulement les documents écrits. En substance, tout ce que le passé nous laisse constitue un corpus qui correspond au pôle empirique, et ce, quelle que soit la nature de la recherche.

Il y a ensuite le pôle théorique. Et, sur ce point, le chercheur n’est jamais vierge, parfois inconsciemment, car il a ingurgité des théories et des méthodes dont il n’est pas capable de se "visualiser".

Puis, il y a le pôle méthodologique. C’est ce qui fait le métier de l’historien : ses outils, ses approches, sa façon de décortiquer, de construire et de déconstruire… Là, bien entendu, une part d’idéologie existe, elle est dans les théories ingurgitées ou prises avec conscience par le chercheur.

Que veut l’objectivité au fond ? Un chercheur qui travaille avec les méthodes du 19e siècle, croyant que c’est la science, a lui aussi sa part d’idéologie. Le concept même d’objectivité est revisité. La véritable objectivité, c’est de décliner ses théories et ses engagements citoyens. En les déclinant, on donne aux lecteurs et aux pairs la possibilité de comprendre et d’analyser.

Et Laroui le déclare en disant: je suis historiciste et voilà mon historicisme. Les autres ne le déclarent pas toujours. La discussion qu’il faut faire avec Laroui, c’est justement son choix méthodologique : c’est-à-dire en quoi l’historicisme comme méthode produit-il plus de sens que l’approche de l’anthropologie historique ? Et cette discussion-là, on en a besoin, le monde scientifique marocain en a besoin pour enrichir ses méthodes de travail.

- Au-delà de la discussion sur l’historicisme, les concepts produits par Laroui (concepts d’Etat, d’histoire, de liberté, de raison…) sont peu étudiés, peu cités, bien qu’ils soient importants pour expliquer le passé et le présent du Maroc et du monde arabo-musulman…

- Laroui, et c’est ce qui fait sa spécificité dans le cadre scientifique marocain, c’est quelqu’un qui a un système de pensée et un système d’explication des phénomènes qu’il est amené à étudier. Et de ce point de vue-là il est l’intellectuel type, car un intellectuel, un penseur ou un chercheur, produit du sens. L’intellectuel ne décrit pas mais produit et donne du sens. Laroui fait cela depuis qu’il a commencé à publier les livres qui ont fait sa gloire : l’idéologie arabe contemporaine, l’histoire du Maghreb, la crise des intellectuels arabes et, plus tard, les livres sur les concepts.

Dans ses premiers livres, on a le rendu de Laroui à travers son approche de l’historicisme sur le monde arabe et le Maghreb. Il était alors à l’étranger où il avait enseigné à Princeton, d’ailleurs, l’histoire du Maghreb, dont les cours ont été publiés dans le livre éponyme, il était ensuite en France puis au Caire. Quand il est rentré au Maroc, on l’a mis non pas à l’université mais dans le Centre universitaire de recherche scientifique, qui n’avait pas de fonds pour la recherche. C’est ce qu’on appelle une voie de garage, c’est-à-dire qu’un enseignant perçu comme un élément "perturbateur" est payé pour ne rien faire.

Il a ainsi essayé d’en profiter pour acclimater les concepts de la recherche occidentale à la réalité arabo-musulmane, ce qui a donné un travail important : concept de liberté, concept d’Etat, concept d’histoire, concept de raison et concept d’idéologie. Un travail de recherche important car il va au fond de la culture arabo-musulmane et ce que permet sa langue pour essayer de construire les outils d’un discours scientifique, un discours scientifique étant peuplé de concepts.

Les plus importants selon moi sont le concept de d’histoire et le concept de raison. Le concept d’histoire parle aux historiens, un livre appelé à donner une référence aux méthodes historiques. Jusqu’à alors, on avait un livre libanais de Zureik, "Nahnou wa tarikh, Nous et l’histoire", et un petit livre de Mohamed Zniber sur l’analyse des textes du Moyen Age en reprenant les méthodes des érudits français du 19e siècle. Le concept d’histoire a donné aux jeunes chercheurs et aux doctorants un élément qui permet d’écrire l’histoire de façon multiple et qui s’appuie sur la donnée historique empirique, l’analyse relevant du choix du chercheur.

Le deuxième livre de concept, le plus important, est le concept de raison. D’un côté, il y répond à un autre Marocain philosophe chercheur, Mohamed Abed Al-Jabr, au sujet de la raison arabe et la raison politique arabe. Il montre que pour lui, l’approche n’est pas productive dans la mesure où elle s’intéresse au passé pour le passé. D’un autre côté, il s’inscrit en faux contre certaines idées, des idées reçues considérées comme des idées absolument vraies. Parmi ces idées reçues, que les Mu'tazila sont les premiers rationalistes arabo-musulmans et dont le travail a été contré par le système politique. Laroui est allé plus loin dans la relation entre l’intellectuel et le pouvoir politique pour interroger le logiciel de ces courants de pensée lui-même : comment ce logiciel s’est formé et quelles sont ses limites ? Il est arrivé au résultat qu’au fond des choses les Mu'tazila ne diffèrent pas beaucoup de l’acharisme, considéré pourtant comme son ennemi, voire comme son bourreau.

- On peut y lire, par exemple, que les arabes sont restés prisonniers de la pensée platonicienne, attachés à une certaine utopie…

- Là, en effet, il nous livre quelque chose d’important dans ce livre: la philosophie arabo-musulmane a puisé dans la logique grecque et dans son legs historique, philosophique et méthodologique, comme l’occident. Pourquoi le monde arabe ne s’est-il pas développé dans le monde, dans la connaissance, les sciences, la philosophies et médecine... comme l’occident ? Il montre en fin de compte que les arabes sont restés prisonniers de leur choix spirituel et de la suprématie du spirituel sur le matériel, ce qu’ils ont pris de la pensée de Platon. Et ils sont restés platoniciens, à l’inverse de l’Occident qui, tout en étant au départ dans la pensée platonicienne, est devenu aristotélicien. Pour cette pensée, la nature est plus riche que le spirituel et dans la nature, la complexité invite l’homme à développer des logiques plus performantes. Et le monde matériel a sa place, sinon la première place. C’est comme cela qu’il explique la révolution de la renaissance, la révolution humaniste et la révolution scientifique.

- Abdallah Laroui est aussi un intellectuel insaisissable. Tout en étant moderniste, il peut défendre ou légitimer la tradition ; tout en étant de gauche, il peut avoir des positions contre un mouvement défendant des "idées de gauche". Par exemple, ses sorties sur le 20 février lui avaient valu beaucoup de critiques…

D’abord, il n’avait pas pris position contre le 20 février. Il observait et, suivant le prisme qu’il a construit durant des années de recherche, il considère que dans nos sociétés le changement vient surtout d’en haut car, selon lui, nos sociétés ont un faible degré d’organisation. Et que l’organisation la plus poussée étant celle de l’Etat, le changement est palpable lorsqu’il vient de lui. Alors que lorsqu’il vient "d’en bas", c’est presque une émotion sociale qui est passagère. Donc, il ne juge pas. Il considère que ce qui va rester dans la longue durée, c’est davantage la Constitution de 2011 que les manifestations et l’activisme des jeunes du 20 février, c’est n’est pas une façon de les dénigrer.

C’est pour ça qu’il est passé d’un collaborateur de Ben Barka à un conseiller officieux de Hassan II. Dans son livre "Le Maroc et Hassan II", il montre que Hassan II a gagné non pas parce qu’il était plus doué mais parce que les autres étaient faibles, sans programme cohérent. Il n’est pas d’accord avec Hassan II mais il lui donne la cohérence, la persévérance mais surtout la force de l’Etat.

J’ai des divergences avec lui sur ce point, car le changement qui vient d’en bas a son importance. En tout cas, le Maroc doit honorer ses chercheurs, les publier et republier.

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