Conversation avec Thomas Piketty : des pistes pour le Maroc

L’économiste et chercheur en sciences sociales a animé trois rencontres à Casablanca et à Rabat pour exposer les idées portées dans son dernier livre Capital et Idéologie. Des concepts qui cassent l’unanimisme autour de l’hyper capitalisme et jettent les bases d’un nouveau modèle économique plus égalitaire. Nos décideurs gagneraient à s’en inspirer.

Conversation avec Thomas Piketty : des pistes pour le Maroc

Le 24 janvier 2020 à 16h46

Modifié 11 avril 2021 à 2h44

L’économiste et chercheur en sciences sociales a animé trois rencontres à Casablanca et à Rabat pour exposer les idées portées dans son dernier livre Capital et Idéologie. Des concepts qui cassent l’unanimisme autour de l’hyper capitalisme et jettent les bases d’un nouveau modèle économique plus égalitaire. Nos décideurs gagneraient à s’en inspirer.

En visite au Maroc à l'initiative de la Fondation Abderrahim Bouabid, Thomas Piketty a animé une rencontre organisée à Rabat par la fondation Abderrahim Bouabid, et une à Casablanca par Médias 24. Il est allé ensuite, ce vendredi après-midi, à la rencontre des étudiants de l’Ecole Centrale de Casablanca.

Les trois rencontres ont été couvertes par des LIVE de Médias 24, à regarder sur cette page.

L’économiste avait, entre temps, dîné avec plusieurs membres de la commission spéciale pour le nouveau modèle de développement.

Dans ces rencontres, Piketty a présenté son dernier livre, Capital et Idéologie, publié aux éditions du Seuil, six ans après la sortie du best seller, Le Capital au XXIe siècle, paru chez le même éditeur.

Deux livres fondateurs qui posent les bases d’une nouvelle manière de penser le Monde, l’économie, les inégalités sociales et les politiques publiques, fiscales, éducatives. Ils ont eu le mérite de démocratiser un savoir économique rendu complexe par une mathématisation à outrance de cette science pourtant (très) humaine.  

La rencontre organisée par la Fondation Abderrahim Bouabid

A l'Ecole Centrale

Dans ses deux livres, Piketty s’est éloigné des modèles économétriques pour proposer une lecture historique et sociologique des évolutions économiques dans le monde au cours des trois derniers siècles. Avec comme fil conducteur : l’étude des inégalités sociales, leur évolution, leur justification idéologique...

Si son travail casse des mythes, rétablit des vérités historiques, montre l’étendue des disparités sociales dans le monde d’aujourd’hui, il est porteur aussi d’une bonne dose d’optimisme. Il affirme par exemple que la tendance sur le long cours est à la réduction des inégalités. Et non l’inverse. Mais avec des cycles où ces inégalités peuvent se creuser et d’autres où elles tendent plutôt à se réduire.

Son postulat est le suivant : depuis les années 1980, on vit plutôt dans un cycle d’élargissement des inégalités, avec la domination du libéralisme pur, exacerbée par l’échec du modèle communiste et la montée du Reaganisme et du Thatchérisme.

Piketty ne se contente pas de faire du storytelling, mais propose un projet, un modèle, des mesures concrètes pour sortir de l’impasse.

Il pallie ainsi un grand vide idéologique, le fait accompli imposé par une forme de capitalisme sauvage installé depuis la chute du mur de Berlin. Un vide qui a fait l’unanimité autour de l’idéal libéral, effaçant toute frontière entre gauche et droite, et qui pousse aujourd’hui les populations mondiales à embrasser des extrêmes nationalistes, identitaires, ou islamistes dans nos contrées.

La rencontre de Médias24 à Casablanca (Photo et vidéos Médias24)

Le Maroc est absent de la réflexion et des travaux de Piketty, faute de données suffisantes, regrette-il, notamment pour ce qui concerne les inégalités, la fiscalité, les patrimoines. Nous pouvons toutefois à travers ses différentes interventions tirer quelques enseignements essentiels pour notre pays. En particulier dans cette période charnière de conception d’un nouveau modèle de développement.

>>> Les inégalités ne sont pas une fatalité

Le monde actuel est moins inégalitaire que celui d’il y a un siècle. La tendance sur le long terme est à la réduction des inégalités. Et toutes les sociétés, au fond, aspirent à plus d’égalité et de justice sociale.

Le changement a été induit dans plusieurs pays européens par la violence ou la guerre. C’est le cas de la France, avec la Révolution et les deux grandes guerres mondiales. Idem pour l’Allemagne, le Japon, ou la Corée du sud.

Mais d’autres trajectoires, pacifiques, existent également. C’est le cas de la Suède, modèle qui nous paraît le plus emblématique et le plus parlant pour un pays comme le Maroc.

La Suède, qui est actuellement un modèle de justice sociale, ne l’était pas au début du 19e siècle, explique Piketty. Elle était dominée par une monarchie qui s’accaparait, avec l’élite qui gravitait autour, tous les privilèges. Le pays a choisi la neutralité lors des deux guerres mondiales, et est parvenu à se transformer en monarchie social-démocrate, grâce à des mouvances politiques et sociales. Dans la paix. Alors qu’au début du 19e siècle, personne n’aurait parié sur une telle trajectoire.

Il n’y a donc pas de déterminisme culturel ou civilisationnel, qui ferait qu’un pays resterait inégalitaire, soutient l’économiste. Et le changement ne se fait pas forcément dans la violence.

>>>Aucun pays ne s’est développé sans progressivité de l’impôt sur le revenu et le patrimoine

Est-ce qu’il y a des pays qui se sont développés sans progressivité de l’impôt ? « Je n’en connais pas », répond avec assurance Piketty. Tous les pays européens, les Etats-Unis, le Japon, la Corée du Sud ont introduit au cours de leur histoire des formes de progressivité importantes, qui ont permis de financer l’éducation, les systèmes de santé, l’infrastructure, de réduire les inégalités, et de s’inscrire dans des trajectoires de développement pérennes.

Le cas des Etats-Unis est en cela édifiant. Considérés comme le porte-drapeau du capitalisme, les Etats-Unis appliquaient entre les années 1950 et 1980 un impôt progressif sur les revenus qui allait jusqu’à 80 voire 90%. Le pays imposait également l’héritage. Et fortement : le taux des tranches supérieures allait jusqu’à 70%. Cette forte taxation des revenus et de la propriété n’a pas empêché le pays de devenir la première puissance économique du monde. Et n’a pas freiné non plus sa trajectoire de croissance. Bien au contraire : durant ces années, la croissance du pays a été deux fois plus forte que depuis que Donald Reagan a décidé dans les années 1980 de mettre à plat ce système.

L’économiste ne va pas jusqu’à affirmer l’existence d’une corrélation directe entre imposition progressive et croissance, mais démontre à travers plusieurs cas que cette politique fiscale s’accompagne souvent d’une croissance forte. Et vice versa.

« Certains peuvent rétorquer que si Reagan n’avait pas réduit les impôts sur les revenus et les successions, la croissance allait être divisée par 4 au lieu de 2. C’est possible. Mais je demande à ces gens de bien verrouiller leur raisonnement, car pour l’instant rien ne le prouve », explique Piketty.

Au Maroc, la thèse de Piketty donne un fondement scientifique aux revendications des rares politiques qui militent pour l’instauration d’un impôt progressif sur l’héritage et sur une taxation plus forte des hauts revenus.

Aujourd’hui, un revenu de 15.000 DH est taxé à 38%, tranche supérieure de l’IR. Le même niveau d’impôt qui frappe un revenu de 100.000 DH.

Les impôts sur les revenus financiers et fonciers sont plafonnés eux à 15 et à 20%. Un propriétaire d’immeubles ou détenteur d’un grand portefeuille financier qui génère des certaines de milliers de DH de revenus est moins taxé qu’un fonctionnaire ou un salarié du secteur privé qui perçoit un revenu de 15.000 DH.

Dans les successions, un taux unique est appliqué quel que soit le niveau de patrimoine légué. Il est de 1% sur les propriétés immobilières et foncières et s’apparente plus à un droit d’enregistrement qu’à une taxe pure et dure. Et seuls les biens fonciers et immobiliers légués sont taxés.

Toutes les revendications pour mettre de la progressivité dans les taxes successorales et pour l’instauration d’une nouvelle tranche de l’IR sur les hauts revenus se sont heurtées à un refus net et catégorique des pouvoirs publics. Au Parlement, seuls les deux députés FGD (Omar Balafrej et Mostafa Chennaoui) portent et défendent ces mesures en présentant à chaque Loi des Finances des projets d’amendements en ce sens. Leurs propositions ne recueillent aucun soutien des autres forces politiques. L’argument qui leur est opposé est le suivant : taxer les hauts revenus et le patrimoine va faire fuir le capital, l’investissement et la croissance.

La démonstration qui nous est offerte par Thomas Piketty casse cette construction idéologique. Cela devrait permettre de relancer le débat autour de cette imposition progressive du patrimoine et des revenus.

Selon Piketty, on n’est pas obligés dans le cas marocain d’aller jusqu’aux 90% instaurés par Roosevelt aux Etats-Unis. Mais il faudra bien commencer par quelque chose.

>>> L’éducation est un impératif pour le développement

L’instrument fiscal est nécessaire pour la redistribution du capital et la réduction des inégalités. Mais il n’est pas suffisant. La justice éducative est selon Piketty un impératif. Aucun pays ne s’est développé sans un système éducatif efficace et égalitaire.

L’avance prise par les Etats-Unis sur le monde a été rendue possible par la diffusion et la généralisation de l’éducation dès les années 1830. L’Europe n’a suivi le pas américain que très tard, vers la fin du 19e en généralisant l’accès à l’éducation élémentaire. La démocratisation du secondaire n’est arrivée que dans un second temps, après la deuxième guerre mondiale. Ce qui a accéléré le rattrapage économique par l’Europe.

Pour Piketty, les phases de croissance économique sont précédées, partout dans le monde, d’une expansion de l’accès à la scolarisation, activement encouragée par les autorités publiques, comme l’a déjà relevé dans nos colonnes l’économiste marocain Youssef Saadani.

C’est le cas aux Etats-Unis, en Europe, mais aussi au Japon, en Corée du Sud et en Chine. Des pays où les budgets de l’éducation sont passés de 0,5% du PIB au 19e siècle à plus de 5% aujourd’hui.

Piketty prouve ici que tout modèle de développement qui ne met pas l’égalité éducative au centre de ses priorités est voué à l’échec.

>>> Aucun pays ne s’est développé par le libre-échange

« Le libre-échange est une construction théorique faite par les vainqueurs du marché mondial », lance Piketty. « Aucun pays ne s’est développé réellement par le libre-échange. La plupart des pays riches se sont développés grâce des protections ciblées de certains secteurs », affirme-t-il, cassant là encore un mythe du capitalisme.

Piketty relate dans sa fresque historique le cas de la Grande-Bretagne, de la Corée du Sud et du Japon. Trois pays ultra capitalistes qui ont pourtant commencé par protéger leur industrie, avant de s’ouvrir aux échanges avec le reste du monde.

La politique d’ouverture tous azimuts adoptée par le Maroc durant ces 25 dernières années paraît, à la lumière des données exposées par Piketty, comme un contre-sens économique et historique. Les pouvoirs publics semblent en avoir pris conscience et essaient de corriger la trajectoire.

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Ces idées exposées par Piketty ont le mérite d’être concrètes. Prouvées par l’histoire et les chiffres. Et s’inscrivent dans un projet global de socialisme participatif défendu par l’économiste. Le Maroc a essayé l’approche libérale, avec les résultats qu’on connait : échec de l’éducation, faible qualité des services publics, creusement des inégalités sociales et territoriales, croissance insuffisante… Il serait peut-être temps d’adopter une nouvelle recette. Celle de Piketty en est une. Sérieuse. Scientifique. Et qui colle aux aspirations du moment. 

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