Nezha Lahrichi: Le Maroc a une marge de manœuvre budgétaire qu'il doit exploiter

Médias24 consacre une série d’articles à la réflexion autour du redémarrage de l’économie, en prenant l’avis de plusieurs personnalités du monde économique et politique. L’ex-conseillère économique de Youssoufi et de Jettou présente ici sa vision des choses.

Nezha Lahrichi: Le Maroc a une marge de manœuvre budgétaire qu'il doit exploiter

Le 3 mai 2020 à 20h02

Modifié 11 avril 2021 à 2h45

Médias24 consacre une série d’articles à la réflexion autour du redémarrage de l’économie, en prenant l’avis de plusieurs personnalités du monde économique et politique. L’ex-conseillère économique de Youssoufi et de Jettou présente ici sa vision des choses.

Nezha Lahrichi est une des premières femmes économistes du pays. Elle a été conseillère de deux Premiers ministres qui ont façonné le Maroc d’aujourd’hui : Abderrahmane Youssoufi et Driss Jettou. Et a été très active dans la conception et l’application de la doctrine marocaine en matière de commerce extérieur, à travers le Conseil national du commerce extérieur et via la Société marocaine d’assurance à l’exportation, deux institutions qu’elle a présidées.

Elle aborde la question de la relance avec beaucoup d’humilité. Elle estime que la crise est tellement inédite, subite, que personne ne peut définir aujourd’hui la meilleure façon d’agir. « Je n’ai pas de solutions, mais des questions à poser », nous dit-elle.

D’autant que la relance ou la sortie de crise dépend de facteurs totalement aléatoires, explique-t-elle. Des facteurs exogènes, qui dépendent des chaînes de valeur mondiales et de l’état des économies américaine et européenne, sur lesquels nous n’avons aucune emprise. Et des facteurs internes qui sont conditionnés par d’autres aléas : la date de déconfinement de la population, la mise sur le marché d’un vaccin ou d’un traitement de la maladie, le risque d’une nouvelle vague de contamination… Des choses sur lesquelles on ne peut agir, et qui font que nous devons désormais apprendre à gérer l’inattendu.

Seules certitudes, selon elle : la fin des dogmes économiques qui nous appellent à revoir notre manière de penser. Aussi bien nos relations commerciales avec le reste du monde que notre façon de conduire les politiques économiques et monétaires.

« Le Maroc a réussi la gestion de la crise sanitaire avec une bonne intelligence collective. Grâce à ses capacités internes, humaines et matérielles. Sortir de la crise économique demandera la même intelligence et la même audace », affirme-t-elle.

- Médias24 : Vous refusez de vous aventurer dans des recettes de sortie de crise. Et vous émettez un sérieux doute sur la capacité de quiconque à apporter, à ce stade, les bonnes réponses à cette crise. Pourquoi ?

- Nezha Lahrichi : Je suis sidérée par la nature inédite de cette crise et j’ai, en effet, des doutes sur la capacité de quiconque à définir aujourd’hui la meilleure façon d’agir. Les recettes génériques évoquées ici et là ne collent pas à une réalité qui n’est même pas cernée.

La sortie de crise dépend d’ailleurs de facteurs aléatoires sur lesquels on ne peut pas agir. Tout ce que je peux faire, c’est vous remettre une série de questions qui conditionnent non pas une politique de relance mais juste ses contours. Nous sommes dans une phase où il s’agit de poser les bonnes questions pour éviter les mauvaises réponses.

- Quelles sont ces bonnes questions qu’on doit poser ?

Avant de poser les questions, il faut d’abord prendre conscience des facteurs qui définissent la sortie de crise. Et qui sont totalement aléatoires. 

Il y a globalement deux séries de facteurs. Les premiers sont exogènes, ils ne dépendent pas de nous. On est intégré dans les chaînes mondiales, non seulement par ce que nous exportons, mais aussi par ce que nous importons. Nous importons ce que nous consommons, mais nous importons aussi pour produire, il ne faut pas l’oublier.

Or, on observe aujourd’hui une rupture du commerce mondial avec un retour du patriotisme économique, qui porte atteinte aux règles du commerce international. Et là je vous cite deux exemples : la Russie, un des premiers producteurs de blé au monde, a récemment décidé de suspendre ses exportations jusqu’en juillet malgré les excédents dont il dispose. Cette décision bouscule les marchés mondiaux et le Maroc, grand importateur de blé, en sera impacté.

On doit donc apprendre à vivre avec le virus. Le scénario en W n’est pas exclu.

Deuxième exemple, l’aérien. La reprise de ce secteur dépendra des mesures qui vont être prises à l’échelle mondiale. Si la distanciation sociale est retenue pour les avions, ce qui est une hypothèse presque sûre, cela va imposer la suppression de sièges. Les prix des billets vont être impactés à la hausse. Tout l’esprit de démocratisation du voyage à travers le low cost sera remis en cause. Et notre tourisme en sera impacté.

Voilà deux exemples de facteurs exogènes qui montrent qu’on doit à l’avenir gérer l’inattendu. A cela s’ajoute le recul inédit des PIB dans le monde, en Europe, aux Etats-Unis… Ce sont des facteurs sur lesquels on n’a aucun pouvoir et qui vont conditionner la relance de notre économie.

- Mais, en interne, ne pensez-vous pas qu’on peut avoir la main sur des politiques de relance qui concernent la production locale ?

L’état de notre économie dépend essentiellement du déconfinement de la population, qui est lui aussi sujet à plusieurs incertitudes. A cause de la cacophonie qui s’est installée chez les scientifiques, la crainte d’une nouvelle vague de contamination restera un problème latent et durable, même si on décide de déconfiner demain.

Il n’est pas certain non plus que ce virus perde en virulence ou que l’immunité après guérison soit durable. Il y a des incertitudes également sur la date de mise sur le marché d’un vaccin…

On doit donc apprendre à vivre avec le virus. Le scénario en W n’est pas exclu. Et en cas de nouvelle vague, il faudra confiner les gens encore une fois… Le déconfinement de l’économie dépend donc de toutes ces conditions. On voit finalement que le confinement, c'est plus facile d’y entrer que d’en sortir.

Ce sont des questions en somme sur lesquelles on ne peut exercer aucun pouvoir.

- Qu’est-ce qu’il faut faire par conséquent ?

Les accueillir avec sagesse et discernement. Un discernement qui exige d’avoir conscience de ce qui nous échappe. Ca va être là l’intelligence. Et elle y est, heureusement. C’est à partir de là que toute une série de questions se pose. Et on doit poser les bonnes questions.

Est-ce que la crise est une affaire de long terme ? Est-ce que notre économie est durablement affectée ? Est-ce que notre tissu productif est préservé ? Quelles sont les entreprises les plus touchées ?  Parce qu’il faut le dire, ces questions, on ne peut pas les laisser au marché. L’Etat doit y apporter des réponses, sinon il faudra s’attendre à de nombreuses faillites.

On doit changer notre logiciel de pensée. Car les autres le changent aussi.

A partir de là, il faut se demander jusqu’à quel niveau l’Etat pourra intervenir, continuer de soutenir l’économie, les entreprises ? Quel impact sur le chômage ? De quel chômage s’agit-t-il ? Celui des qualifiés, des non qualifiés, des diplômés, etc. ? Quel corollaire sur le pouvoir d’achat et la consommation ? Et là, je voudrais préciser que rien ne dit que la consommation va reprendre avec la même intensité qu’avant. Si le confinement est une protection physique, il est aussi une agression psychique qui impacte les comportements par la suite. Le confinement et le risque d’une deuxième vague militent pour un comportement d’épargne et de précaution. Il faut voir combien a augmenté l’épargne sur les comptes de dépôt et les comptes sur carnet. Je suis convaincue qu’elle va augmenter au Maroc.

Il y a aussi une question importante sur le comportement des entreprises qui sont plongées dans une très grande incertitude. Chaque jour, les managers doivent reconsidérer la situation en fonction d’un tas de données qui fluctuent. Le management est dominé d’une façon classique par la vision, la stratégie, les plans d’action, les process… On n’a pas préparé les chefs d’entreprises à ce genre de situation. Il est très difficile de dire « on ne sait pas » à des équipes qu’on doit mobiliser, motiver… Une des réponses à apporter par les experts en management, c’est l’agilité. C’est un concept qui est devenu galvaudé, et souvent on présente le mot et pas la chose. Dans un environnement incertain, il s’agit de considérer l’action en plusieurs étapes : agir, observer le résultat et modifier s’il le faut. C’est valable aussi bien au niveau micro que macro.

Ce sont des questions qui paraissent évidentes. Mais l’enjeu, c’est notre potentiel de croissance à long terme, à un moment où le chantier d’un nouveau modèle de développement est ouvert. Chantier ouvert avec l’espoir d’un réveil après le sommeil dogmatique.

- Qu’entendez-vous par « sommeil dogmatique » ?

On doit changer notre logiciel de pensée. Car les autres le changent aussi. Le retour du patriotisme économique dans le monde va nous impacter directement, par exemple, si les investisseurs étrangers décident de rapatrier leurs activités pour des raisons sociales et économiques. Ce processus de relocalisation était déjà en marche. Le Covid-19 va juste l’accélérer, aussi bien aux Etats-Unis qu’en Europe.

- Pourtant, le ministre de l’Industrie ainsi que plusieurs économistes pensent que ce mouvement peut profiter au Maroc…

Cette vision des choses est très optimiste : ça veut dire qu’on pense qu’on va avoir une relocalisation au niveau régional, ce qui était déjà le cas pour nous. Tous les investissements qu’on a eus étaient faits dans une logique de relocalisation régionale. Mais la crise est tellement grave qu’il n’est pas exclu que même cette logique change.

- Vous étiez pendant de longues années partie prenante des stratégies du commerce extérieur du Maroc. Est-ce qu’on s’est trompé en misant tout sur le libre-échange et les investissements étrangers ?

Non, on ne s’est pas trompé. C’était la tendance dominante, et le Maroc en a profité. Preuve en est les nombreux investissements étrangers qui ont été réalisés au Maroc.

Aujourd’hui, il y a une autre tendance - qui n’est d’ailleurs pas nouvelle. Le recul de la mondialisation, cela fait plus de cinq ans que j’en parle. Il faut suivre les tendances. C’est à cela que sert une politique de veille économique et industrielle.

- Quelle est l’alternative aujourd’hui ? Comment créer de la valeur et des emplois dans ce nouveau contexte mondial ?

Il n’y a que l’industrie qui crée de la valeur. Et quand je dis industrie, je ne parle pas d’un écosystème sectoriel, mais de ce que les économistes appellent le tableau des relations inter-sectorielles. Ce que produit un secteur doit être utilisé par un autre secteur. Par exemple, pour exporter des sardines, Il n’y aucune raison qu’on soit obligé de passer par l’étranger pour acheter des boites qu’on pourrait produire localement. Au Maroc, on importe plus pour produire que pour consommer. Il faut donc agir sur les consommations intermédiaires pour produire de la valeur ajoutée.

Il faut lancer une vraie politique industrielle basée sur les ressources internes.

On a la capacité de réaliser cela. On a une industrie lourde, qui est le premier maillon de la chaîne. Il faut créer un grand écosystème national afin qu’un secteur vende à l’autre, que les hôtels puissent se fournir en produits locaux… C’est possible. Lancer une vraie politique industrielle basée sur les ressources internes. Qui nous a sauvés aujourd’hui ? C’est notre industrie textile qui existe depuis l’indépendance et qui a pu s’adapter pour produire des masques.

Toutefois, il ne faut pas se fermer au monde. Le monde ne peut pas vivre dans un protectionnisme global. Mais il faut organiser une certaine autonomie stratégique.

Cela suppose des politiques publiques qui réorientent l’investissement, mais aussi des entrepreneurs qui acceptent de sortir de leur zone de confort, de prendre des risques…

On est d’accord. Mais quand vous dites un choix politique, cela implique des décisions à prendre pour réorienter l’investissement. Notamment sur le plan fiscal. L’instrument qu’utilisent tous les pays, c’est l’impôt.

Cette crise sanitaire nous a donné une leçon : quand on veut, on peut. Ce n’est même pas la peine de rentrer dans les détails des mesures qu’il faut prendre. Nous sommes en train de définir un nouveau modèle de développement. C’est une opportunité historique pour revoir notre logiciel.

- Nous avons été pendant de longues années très attachés à l’orthodoxie budgétaire et monétaire. Cela fait-il partie des dogmes avec lesquels vous pensez qu’il faut rompre ?

En effet. Cela nous a été imposé, il faut le dire, par le FMI, avec des ratios très précis en matière de déficit budgétaire, d’endettement public… Et je vois ici un deux poids deux mesures qui ne peut pas durer. Le monde occidental est aujourd’hui plus endetté qu’avant la crise de 2008. Et se permet de ne pas respecter ces règles. Ce deux poids, deux mesures doit cesser. Nous aussi, on peut s’endetter. On est capable de gérer des déficits. On a des finances publiques saines, une banque centrale solide, qui fonctionne très bien. Il n’y a aucune raison de ne pas avoir les coudées franches sur ces sujets. On a une marge de manœuvre, on doit en profiter.

Si, en revanche, on décide de mettre en place une politique d’austérité, ce sera le coup de grâce pour l’économie marocaine. En 2008, l’Europe a répondu à la crise par l’austérité. Cela les a conduits à des désastres sociaux. On ne doit pas refaire la même erreur.

- Mais où dépenser ? Et jusqu’à quel niveau ?

Là aussi, je n’ai pas de réponses à vous donner. Il me faut un état des lieux, un tableau de bord. Et c’est une question de choix politiques. Je suis incapable de dire de combien le PIB va reculer et à combien, dans ces conditions, devra se situer un déficit soutenable. La situation et les données changent de manière rapide. Le monde est déconcertant. Il nous faut de l’agilité, considérer l’action par petites étapes. C’est ce qu’on appelle le pragmatisme, ni plus ni moins. 

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