ENTRETIEN. Redouane Taouil: Le coordonnier, Maradona et la politique monétaire

Rarement les décisions de Bank al Maghrib ont suscité autant d’interventions dans les médias. L’efficacité des mesures de l’instance pivot de l’organisation monétaire depuis le début de la crise fait l’objet de discussions souvent accompagnées de préconisations de relances monétaires pour faire face à la récession. Dans cet entretien, Rédouane Taouil, professeur à l’université de Grenoble, s’attache à pointer l’intérêt aussi bien que les biais des termes du débat et examine la capacité de la Banque centrale à infléchir l’activité compte tenu des ajustements budgétaires de la Loi rectificative des Finances, des comportements des banques et des entreprises.

ENTRETIEN. Redouane Taouil: Le coordonnier, Maradona et la politique monétaire

Le 11 août 2020 à 9h37

Modifié 10 avril 2021 à 22h49

Rarement les décisions de Bank al Maghrib ont suscité autant d’interventions dans les médias. L’efficacité des mesures de l’instance pivot de l’organisation monétaire depuis le début de la crise fait l’objet de discussions souvent accompagnées de préconisations de relances monétaires pour faire face à la récession. Dans cet entretien, Rédouane Taouil, professeur à l’université de Grenoble, s’attache à pointer l’intérêt aussi bien que les biais des termes du débat et examine la capacité de la Banque centrale à infléchir l’activité compte tenu des ajustements budgétaires de la Loi rectificative des Finances, des comportements des banques et des entreprises.

Médias24: Les décisions prises par Bank Al Maghrib en réponse à la crise sanitaire donnent lieu à des réactions parfois vives. Que pensez-vous de cette attention de plus en plus croissante portée à la politique monétaire ?

Rédouane Taouil: Liquidité, masse monétaire, réserves obligatoires, taux d’intérêt directeur ou canaux de transmission sont autant de termes qui reflètent la dimension hautement technique de la gestion de la monnaie de sorte que les actions de la banque centrale sont souvent considérées comme un domaine réservé.

Que la politique monétaire fasse l’objet de discussions publiques, voilà un fait dont on ne peut que se féliciter. Ces discussions sont à l’évidence bienvenues d’autant que les composantes monétaire et budgétaire de la politique économique restent étroitement confinées à l’abri de la réflexion critique.

La consécration de la stabilité macroéconomique depuis 1998 comme objectif prioritaire a conduit à ériger le contrôle de l’inflation et du déficit public en évidences irrécusables. A cet égard, aucune intervention ne peut être déclarée a priori irrecevable, inopportune ou périmée. 

S’interroger sur les enjeux du pilotage de la monnaie ou sur les missions de la banque centrale est d’un intérêt indéniable pour le débat démocratique.

Cependant, la légitimité attachée au supposé statut d’expertise conféré aux interventions ne doit aucunement servir d’alibi pour considérer celles-ci comme étant autorisées d’autant que la référence à ce statut est souvent trop lâche, voire en flagrante contradiction avec les règles en la matière.

Dans ce contexte, la locution latine, Sutor, ne supra crepidam "le cordonnier doit s’arrêter au rebord de sa chaussure" est fort pertinente. Cette parabole, qu’Etienne Klein remet au goût du jour, stipule que nul ne peut afficher des compétences hors de son domaine.

Comme telle, elle implique que les protagonistes du débat doivent posséder une connaissance commune du cadre de référence qui fixe les concepts et donne sens au langage et énoncés sollicités dans la confrontation des points de vue et arguments.

"La dette des banques centrales à l’égard de la théorie économique est considérable", soutient Jean-Claude Trichet, ancien président de l’institution européenne de Francfort. Cette assertion, qui affirme le poids des idées dans la conception et la mise en œuvre de la politique monétaire, invite à déployer la confrontation au sein d’un même système de propositions et de principes d’analyse.

Cet angle s’impose pour éviter les biais des positions et des dispositions qu’induisent les différences de perception sociale. "Un banquier, note Raymond Boudon, a des chances de percevoir autrement les phénomènes monétaires qu’un professeur de grec, et il les interprétera sans doute différemment selon qu’il a été ou non exposé aux idées de Keynes".

-Comment peut-on évaluer dans ce contexte, les appels à la relance monétaire réitérés depuis l’entrée en crise ?

-La compétence dans le domaine des idées conditionne foncièrement la qualité et l’intérêt du débat du fait de l’impératif de l’argumentation rationnelle qu’elle impose. A observer certaines appréciations, force est de noter qu’elles ne satisfont pas à ce critère tant elles se ramènent à des préconisations sous forme d’opinions qui renferment deux défauts majeurs.

D’une part, elles entremêlent des sentiments de réalité, des propos anachroniques et des prénotions qui ne permettent pas de discuter les décisions de Bank Al Maghrib sur le terrain des considérations qui les sous-tendent.

D’autre part, elles ne procèdent pas d’un diagnostic de l’exercice de la politique monétaire. En ignorant ce préalable obligé, elles dressent un inventaire de mesures, dont rien ne garantit au demeurant la cohérence, qui présuppose que la Banque centrale contrôle l’économie comme un ingénieur un automate.

Lorsque les relations qui justifient la relance monétaire sont prises en compte, c’est le régime de "l’inflation créatrice" qui est adopté comme parangon. Ce régime, qui correspond à la politique monétaire, est défini par deux relations fondamentales.

L’une stipule que l’expansion monétaire entraîne une montée de l’inflation qui allège le poids des dettes privée et publique et stimule la demande globale. L’autre exprime un lien positif entre l’inflation et l’emploi : en cas de sous-emploi, la progression de la masse monétaire génère dans le contexte de prix rigides une réduction du chômage.

En reprenant à leurs comptes ces relations, des appels à la relance monétaire escamotent les remises en cause dont elles font l’objet sur le plan théorique comme dans le cadre d’expériences récentes. La liaison entre masse monétaire et inflation apparaît instable : outre qu’un même taux de celle-ci se trouve associé à des rythmes différents de celle-là, des actions de lutte contre le risque de déflation par des injections massives de liquidités n’ont pas pu relancer l’inflation et agir sur l’économie réelle.

Dans le même temps, la grande modération de l’inflation intervenue depuis plus de trois décennies est couplée à des niveaux variables d’activité.

Si rien ne disqualifie a priori la relance par la monnaie, ses défenseurs ne peuvent se soustraire à la redéfinition de ces relations perdues pour justifier la pertinence des expansions monétaires qu’ils appellent de leurs vœux. La charge de la preuve leur échoit sous peine de hisser l’exemple de "l’inflation créatrice" au rang d’un modèle à suivre sans… fondations.

-On constate que le thème de "monnaie hélicoptère" a atterri dans le débat. Que vous suggère la convocation de ce thème auquel la crise a redonné actualité ?

-La réception réservée à ce dispositif fait songer immanquablement à cette sentence du maître pionnier de la rhétorique : "apprendre sans difficultés est naturellement agréable à tout le monde… La métaphore produit précisément cet effet".

Le vocable d’hélicoptère a exercé en effet une séduction irrésistible de sorte qu’il a été appliqué aux aides fournies par le Fonds Covid-19 aux actifs mis au chômage et à ceux exerçant des activités informelles.

Il s’agit d’un usage fautif qui résulte de la méconnaissance de l’idée mise en résonance avec ladite image. Tel qu’il est conçu par ses tenants, la monnaie hélicoptère est un levier que la Banque centrale peut mettre en œuvre en créditant directement les comptes bancaires des ménages et des entreprises en vue de relancer l’activité.

Sous ce rapport, il est envisagé comme une solution face à l’incapacité des outils non conventionnels de la Banque centrale Européenne à rapprocher l’inflation au voisinage de 2% et à soutenir les dépenses d’investissement et de consommation.

Cette incapacité, liée au détournement des liquidités injectées au bénéfice de la spéculation financière, implique, selon les adeptes de la monnaie hélicoptère, de contourner les banques par le financement direct de l’économie. C’est cette idée que véhicule l’image du fameux appareil empruntée à Milton Friedman qui y recourt, quant à lui, pour mettre en exergue la neutralité de la monnaie, à savoir son inaptitude à agir sur le niveau d’emploi à long terme : un déversement de tombereaux de billets qui vient doubler les avoirs des agents entraîne seulement un doublement des prix.

S’agissant ainsi de la politique monétaire, parler "d'hélicoptère" au sujet des versements du Fonds Covid-19 atteste manifestement un contresens qui montre, en négatif, la nécessité du partage d’un même cadre d’analyse que suppose la discussion publique.

-Quelles sont les limites qui expliquent pourquoi cette stratégie de la monnaie hélicoptère, séduisante par son apparente facilité, ne peut être appliquée ?

-Tenue pour remède approprié par certains, un gadget par d’autres, elle fait l’objet d’une attention croissante qui ne saurait être ignorée. Ses tenants soutiennent qu’elle conduit, non seulement à la mise de la création monétaire au service de l’activité, mais aussi à la réduction des inégalités et au ciblage des investissements de transition écologique.

Au-delà des modalités pratiques, se pose la redoutable question de l’organisation de la politique économique conjoncturelle dans son ensemble : comment intégrer le rôle redistributif dans les missions de stabilité des prix et de stabilité financière, la hiérarchisation du mandat de la Banque centrale, la délimitation des domaines des instruments monétaires et budgétaires, la combinaison de ces derniers, la fonction de l’impôt sont autant d’aspects qui soulignent que les conditions d’implémentation de la monnaie hélicoptère restent à explorer.

-Lors de la réunion le 16 juin de son Conseil, Bank Al Maghrib a procédé à une seconde baisse du taux directeur et à la suppression de l’obligation de réserves obligatoires. Comment peut-on situer ces mesures par rapport à celles qui les ont précédées ?

-Ce couple de mesures, qui s’inscrit dans le droit fil des dispositions arrêtées lors du déclenchement de la crise, est à apprécier compte tenu de son objectif d’accroître la distribution du crédit.

La réduction du coût de refinancement consécutive à celle du taux directeur est censée diminuer les coûts des ressources bancaires et encourager l’offre de financement.

De son côté, la suppression de l’obligation de constitution d’avoirs en monnaie de la Banque centrale a pour effet l’annulation des coûts des ressources assujetties à réserves et l’accroissement du potentiel de cette offre.

L’autorité monétaire vise également à inciter à l’atténuation du coût des emprunts du fait des répercussions escomptées de la réduction du coût de refinancement bancaire. Le plafonnement des taux débiteurs autant que le ciblage des emprunteurs ont pour but de donner un coup de fouet à la demande de financement en poussant à répercussions par l’intermédiaire de pressions à la concurrence.

Dans ce contexte, les dispositifs de garantie publique combinés à l’élargissement de la gamme des collatéraux éligibles sont en mesure d’agir à la fois sur l’offre et la demande sur le marché du crédit.

-A en juger par ces dispositifs, peut-on considérer que BAM s’engage résolument dans une amélioration de l’intensité des impulsions monétaires à l’économie réelle ?

-Le mode de financement de l’économie repose sur une structure d’endettement où la Banque centrale joue un rôle déterminant dans l’organisation du système de paiements.

Cette finance indirecte, dominée par l’intermédiation, implique que les impulsions monétaires transitent par le canal du crédit. L’offre de financement est déterminée par l’appréciation de la solvabilité des emprunteurs. Les banques répondent à la demande de ces derniers en se procurant des réserves auprès de l’Institut d’émission. La monnaie bancaire est tributaire de la base monétaire ; laquelle dépend à son tour des besoins de monnaie centrale qui s’expriment sur le marché du crédit. 

La prise en considération de ce système est primordiale pour quiconque s’attache à saisir les impacts de la politique monétaire sur l’inflation et l’économie réelle.

Un survol de ces impacts depuis la décennie 90 aide à pointer une asymétrie de la transmission, qui est commune au demeurant à nombre d’économies. Les décisions de la banque des banques sont plus efficaces suite à des mesures restrictives que lors d’expansions.

La nature des actions déployées depuis l’orée du printemps signale que l’heure est à l’amélioration des mécanismes de transmission sous trois aspects.

D’abord, la politique active de garantie des prêts est de nature à alléger la pondération du risque de défaut dans l’octroi de financements et à amoindrir les conséquences de l’asymétrie informationnelle sur le marché du crédit sur le montant des prêts.

Ensuite, les allocations de financement spécifiques notamment au profit des petites et moyennes entreprises sont susceptibles d’atténuer les rationnements financiers.

Enfin, l’élargissement des collatéraux éligibles est en mesure de tempérer l’accélérateur financier provenant de la détérioration des actifs des entreprises suite à la contraction de l’activité.

Tout l’art de la Banque centrale devrait consister en un dosage entre leviers réglementaires et institutionnels et actions sur le marché du crédit. Au vu de ses missions, les décisions de Bank Al Maghrib sont au centre de la formation des anticipations des agents que Mervin King, ex-gouverneur de la Banque d’Angleterre, place sous le terme de "doctrine" de Maradona en renvoyant au second but marqué par celui-ci lors de la finale de la coupe du Monde ayant opposé son équipe à l’Angleterre en 1986 : le légendaire joueur fonce tout droit distanciant cinq défenseurs qui s’attendaient à ce qu’il passât à droite ou à gauche.

-Comment peut-on interpréter ces inflexions de la politique monétaire du point de vue de la relance annoncée ?

-L’ampleur de la crise justifie pleinement cette orientation accommodante qui vient à point nommé tant les desserrements opérés au milieu de la décennie 2010 par le biais de deux baisses successives du taux d’intérêt n’ont pu aviver le crédit à cause de la prudence des banques face au risque et de l’atonie persistante de la croissance.

Les nouvelles mesures de la Banque centrale sont en mesure de catalyser les opportunités de reprise, mais leur force d’impact dépend autant de la mise en œuvre de l’instrument budgétaire dans une combinaison favorable à la demande globale que des réactions du secteur privé.

Les ajustements de la Loi rectificative des Finances ne semblent pas cependant à même d’apporter un soutien à la mobilisation inédite de l’instrument monétaire. La "Treasure view" reste attachée au contrôle inflexible du déficit public.

Les contractions budgétaires témoignent si besoin, de la conservation des règles préétablies dont l’inadaptation a été remise en lumière par le choc sanitaire. De nombreux pays s’affranchissent des limites imposées au déficit et à l’endettement publics déclarées obsolètes et procèdent à des modulations qui tiennent compte de l’affaissement économique.

Que le déficit passe à 7%, cela ne signale point des dispositions réactives. Il s’agit bel et bien d’un déficit passif induit par la récession. Les restrictions des dépenses publiques sont destinées -dit-on- à rassurer les créanciers extérieurs de l’Etat qu’il n’y a pas de dérapage. Cet argument, qui présente souvent un caractère péremptoire, est très fragile car rien n’assure la maîtrise future du déficit.

La contraction de la demande globale consécutive à la réduction des dépenses publiques risque de sacrifier la croissance et d’affaiblir les recettes fiscales ultérieures et d’entraîner un endettement public accru.

Les ajustements budgétaires opérés comportent des limites de trois ordres qui montrent que le gouvernement ne met pas à profit les marges de manœuvre ouvertes par le comportement accommodant de la Banque centrale.

D’abord, le contexte de faible taux d’intérêt est favorable à l’emprunt public et partant à la stimulation budgétaire. Ensuite, cette stimulation est non seulement apte à créer un effet d’expansion sur les ressources de l’Etat qui vient réduire le ratio d’endettement au PIB, mais aussi à soutenir l’activité du secteur privé par les commandes publiques. Enfin, les dispositifs en faveur du rehaussement du crédit sont à même de renforcer l’efficacité des expansions budgétaires en limitant l’effet d’éviction.

- L’ensemble des dispositifs affectés à la relance tablent sur une redynamisation du secteur privé.

-Le pari porte en effet très clairement sur les incidences positives des divers soutiens à l’offre des entreprises.

La création de la Société nationale de garantie et de financement de l’entreprise, le desserrement monétaire, le report des échéances sociales et fiscales, la faible conditionnalité à l’emploi, sont censés favoriser la sortie de la crise.

Si ces dispositifs ont un rôle à jouer, la vigueur de la reprise reste suspendue au niveau de la demande anticipée par les entreprises. La détérioration du pouvoir d’achat des ménages par suite des pertes de revenu et d’activité et de mise au chômage, les carences en matière de protection sociale, l’exacerbation des inégalités, la contraction de la demande externe, l’insuffisance des actions budgétaires délibérées sont autant d’écueils à des réactions appropriées des entreprises.

Qui plus est, la priorité accordée à la compétitivité-coût et à l’accentuation de la flexibilité du marché du travail, que le FMI déconseille fortement d’ailleurs en période de récession, présente l’inconvénient de maintenir le sous-investissement dans l’innovation, de favoriser les licenciements et d’éroder la qualité du "capital humain" sous l’effet des difficultés de réemploi. Comme telle, elle hypothèque le potentiel de croissance à long terme.   

En somme, la crise a indéniablement la vertu de pousser au questionnement du bien-fondé du profil des politiques économiques.

Le débat sur "le nouveau modèle du développement" gagnerait à investir, à l’aide des savoirs disponibles, ce domaine qui reste largement lacunaire. En privilégiant le morcellement thématique, il tend à diluer les questions constitutives du développement dans des sous-champs fragmentés. A cet égard, il importe, comme le suggère Paul Valet, de voir "comment échapper aux bruyantes certitudes".      

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