Impôt sur la fortune : l’idée fait son chemin dans la classe politique

Considérée il y n’a même pas un an comme un tabou ou un non-sujet, la taxation des hauts revenus, du patrimoine et des successions est portée aujourd’hui par plusieurs partis politiques, comme le montrent les projets d’amendements du PLF 2021. La crise du Covid a fait bouger les lignes politiques...

Impôt sur la fortune : l’idée fait son chemin dans la classe politique

Le 11 novembre 2020 à 19h12

Modifié 11 avril 2021 à 2h49

Considérée il y n’a même pas un an comme un tabou ou un non-sujet, la taxation des hauts revenus, du patrimoine et des successions est portée aujourd’hui par plusieurs partis politiques, comme le montrent les projets d’amendements du PLF 2021. La crise du Covid a fait bouger les lignes politiques...

La taxation des hauts revenus, du patrimoine et des successions avec un impôt progressif était portée jusque-là par la seule FGD, formation ultra-minoritaire à la première Chambre avec seulement deux députés. Ces quatre dernières années, la FGD a toujours présenté des amendements aux projets de loi de finances pour introduire ces nouvelles taxes ainsi que le principe d’une plus large progressivité dans l’IR, mais sans recueillir le moindre vote favorable. 

« Dans les coulisses, beaucoup de parlementaires y compris dans la majorité nous disaient que ces propositions étaient légitimes, raisonnables, mais au passage au vote, tout le monde se défaussait », nous racontait le député FGD Omar Balafrej, qui porte le sujet tous les ans au sein de la commission des finances. Ce scénario s’est répété également en novembre 2019, lors des discussions autour du projet de loi des finances 2020. 

Les partis de l’opposition se « pikketisent »

Mais avec la crise du Covid, les lignes politiques semblent avoir beaucoup bougé. Et l’idée d’introduire plus de progressivité dans l’IR, en surtaxant notamment les hauts revenus, de mettre en place un impôt sur le patrimoine et sur les successions est proposée aujourd’hui par plusieurs partis politiques de l’opposition. 

En off, certains députés de la majorité espèrent également que l’Etat marocain aille dans ce sens, mais ne formulent pas cela de manière officielle quand il s’agit de déposer des amendements. Comme c’est le cas de l’USFP, un des partis qui militait traditionnellement pour la taxation des hauts revenus et du patrimoine, et dont certains membres nous disent aujourd’hui que c’est le moment où jamais pour sauter le pas. Une position informelle qu’ils ne peuvent tenir de manière officielle pour ne pas sortir des rangs de la politique gouvernementale qui refuse même l’idée de débattre du sujet, selon nos sources. 

Mais le fait que ces idées sur les bienfaits socio-économiques la progressivité de l’impôt et la taxation des successions et du patrimoine -rendues célèbres par les thèses de l’économiste Thomas Piketty dans ses derniers livres sur le capital et l’évolution historique des inégalités dans le monde- sortent du petit carcan de la gauche dure pour être assumées et défendues de manière officielle par d’autres partis, comme l’Istiqlal, le PAM ou le PPS, est en soi une évolution majeure dans le paysage politique et le débat public. 

Thomas Piketty avait démontré dans ses travaux qu’aucun pays du monde n’a atteint un stade élevé de développement sans être passé par une politique de taxation des hauts revenus, du patrimoine et des successions. Avec toujours en filigrane, le principe de la progressivité, qui permet de réaliser une certaine justice fiscale. Une politique appliquée dès le début du XXe siècle par nombreux pays européens, la France et les pays scandinaves notamment, mais aussi par des pays ultra-libéraux comme les USA ou l’Angleterre. 

Taxer les hauts revenus, les successions et le patrimoine est selon les thèses de Piketty un passage obligé pour le développement (matériel et immatériel) des nations. 

Au Maroc, si la FGD assume depuis son entrée au Parlement en 2016 ses idées Pikettistes, les autres partis comme l’Istiqlal, le PAM ou le PPS ne donnent pas encore à leurs propositions ce cadre théorique de politique économique. Mais les justifient pour l’instant par l’urgence du moment : faire face aux effets de la crise du Covid en mobilisant plus de recettes pour participer à l’effort de solidarité nationale sans augmenter la pression fiscale sur la classe moyenne, tout en donnant au passage à l’Etat les moyens de financer les énormes chantiers sociaux qui s’ouvrent dès 2021, comme la généralisation de la couverture sociale. 

Relâcher la pression sur la classe moyenne en taxant les hauts revenus

Fidèle à sa tradition, la FGD propose ainsi dans ses amendements du PLF 2021 d’introduire plus de progressivité dans l’IR, en passant des six tranches actuelles à 11 nouvelles tranches. Dont la première démarre entre 40 000 dirhams à 60 000 dirhams de revenus annuels (3 333 dhs à 5 000 le mois) pour un taux de 10%, et qui progresse graduellement pour atteindre les 45% pour les revenus situés entre 600 000 dhs et 1 MDH (50 000 à 83 333,33 dhs le mois), et à 50% pour les revenus qui dépassent le million de dirhams par année. Et entre ces deux tranches inférieures et supérieures, les taux sont adaptés de telle sorte que la pression sur la classe moyenne s’allège, et qu’on évite de tomber rapidement dans le taux supérieur actuel de 38% dès qu’on dépasse un revenu mensuel de 12 000 dhs. 

Mettre plus de progressivité dans l’IR vise également à ne pas taxer un salarié qui touche 15 000 au même taux qu’un haut cadre ou un dirigeant qui perçoit 60 000 dhs de revenu, par exemple. Une sorte de justice fiscale totalement absente dans le barème actuel de l’IR, et qui l’est encore plus quand on sait que les revenus locatifs, financiers ou agricoles ne sont pas soumis au même barème que les revenus salariaux puisqu’ils sont taxés à des taux flats de 15 et 20% au grand maximum. 

Une injustice que la FGD propose de réparer en appliquant le même barème à 11 tranches à toute sorte de revenu. 

Cette progressivité dans le barème de l’IR, on la retrouve également dans les amendements déposés par l’Istiqlal, qui propose de passer à 7 tranches. La première démarre entre 40 000 et 50 000 dhs de revenus annuels (3 333 et 4166,66 dhs mensuels) au taux de 10%. Un taux qui progresse au fil de tranches plus élargies, allégeant la pression sur la classe moyenne, pour atteindre les 40% pour les revenus supérieurs à 480 000 dhs l’année (40 000 dhs le mois). 

Une grille qui vise selon le parti de Nizar Baraka de rendre l’IR plus juste et équitable, à renforcer le pouvoir d’achat de la classe moyenne et à exonérer une bonne partie des bas revenus, puisque la taxation ne démarre, comme le propose d’ailleurs la FGD, qu’à partir d’un revenu mensuel de 3 333 dhs contre un peu plus de 2 500 actuellement. « Comme le salaire minimum a augmenté à 3 000 dhs dans la fonction publique, il nous paraît nécessaire d’augmenter également le seuil d’exonération », justifie l’Istiqlal. 

L’istiqlal n’aborde pas toutefois la taxe sur le patrimoine ou sur les successions, comme le fait la FGD, le PPS ou le PAM, mais propose en revanche de surtaxer les activités monopolistiques et les sociétés actives dans des oligopoles, comme les pétroliers et les opérateurs télécoms dont il veut aligner le taux de l’IS sur celui des établissements financiers (37% au lieu du taux actuel de 30%). Une proposition que porte également tous les autres partis de l’opposition. 

Taxe sur le patrimoine : ce que proposent les partis

Sur le registre de la taxe sur le patrimoine ou de la fortune, les positions des uns et des autres sont différentes mais se rejoignent sur le principe. 

La FGD propose une contribution à la fois symbolique et progressive : 0,1% pour les patrimoines d’une valeur de 5 à 10 MDH, 0,2% entre 10 et 20 MDH et 0,5% pour les patrimoines valorisés à plus de 20 MDH. Des recettes qui selon la formation politique devront se substituer à la contribution de solidarité que propose le gouvernement dans son PLF et qui doivent être affectées au financement de l’élargissement de la couverture sociale et l’amélioration de la qualité et des conditions de scolarisation des populations défavorisées. 

Le PPS propose un barème plus large avec des taux beaucoup plus élevés : 

- 0,5% pour les patrimoines d’une valeur comprise entre 10 et 15 MDH ;

- 0,75% entre 15 et 30 MDH ;

- 1% entre 30 et 60 MDH;

- Et un dernier taux de 1,5% pour les patrimoines d’une valeur supérieure à 60 MDH. 

Le parti des anciens communistes dresse même une liste de la nature du patrimoine qui doit être ciblé par cet impôt : foncier, actifs financiers (actions, obligations, bons du Trésor…), dépôts bancaires, les biens issues d’une succession, les objets et collections d’art ainsi que les bijoux. 

Objectif selon le PPS : réaliser plus de justice fiscale, augmenter les recettes fiscales de l’Etat et réduire les inégalités sociales dans le pays. Le parti propose d’ailleurs qu’une partie des recettes collectées via ce nouvel impôt soit affectée au financement de l’élargissement de la couverture sociale pour les populations défavorisées. 

Si la FGD et le PPS assument pleinement cette taxe sur la fortune ou sur le patrimoine, le PAM lui y va mais sans la nommer réellement. 

Le terme est en effet absent du lexique utilisé dans la liste des amendements, mais une proposition en particulier sonne comme un impôt sur le patrimoine qui ne dit pas son nom, habillé sous forme de « devoir complémentaire dans la solidarité anti-Covid ».

Une proposition qui est assez intelligente, il faut le reconnaitre, car elle ne vise pas à créer un impôt nouveau, mais de tirer le maximum de taxes locales qui existent déjà et qui sont appliquées de manière indirecte sur le patrimoine. 

Le PAM cible par exemple la taxe d’habitation pour les biens immobiliers dont la valeur locative est égale ou supérieur à 30 000 dirhams. Un bien que l’on peut louer à plus de 30 000 dirhams ne peut être qu’un appart’ de très haut standing ou une villa…

Autre cible du PAM : les terrains non bâtis situés dans le périmètre urbain, ou les opérations de lotissements qui subissent déjà des taxes locales. 

Le PAM propose d’apprécier les taux pratiqués actuellement sur ces trois types de biens ou d’opérations de 10%. Une sorte de surtaxe qui dans la forme n’est pas un impôt sur le patrimoine mais qui s’y apparente clairement sur le fond. 

Cette augmentation de taxes locales, le PAM propose également de l’appliquer aux carrières ainsi qu’aux activités minières. 

Le PAM explique dans son amendement que l’augmentation de ces taxes locales vise à « rétablir une certaine justice fiscale ainsi qu’à faire participer les détendeurs d’actifs de grande valeur ainsi qu’aux activités monopolistiques ou de rente à l’effort de solidarité nationale en ces temps de Covid ». 

Taxe sur les successions : un tabou qui saute petit à petit

Cette stratégie « douce » du PAM, on la remarque également dans sa formulation de la taxe sur les successions. Un sujet tabou dans le paysage politique marocain, car on y oppose à chaque fois l’argument religieux. 

Le PAM, encore une fois, y va avec des gants sans nommer les choses par leurs noms. Ainsi au lieu de proposer l‘institution d’une nouvelle taxe sur les successions, comme l’ont fait la FGD et le PPS, il se greffe sur des taxes déjà existantes et propose simplement de les augmenter. 

L’héritage pour rappel n’est pas totalement exonéré au Maroc, mais subit une sorte de droit d’enregistrement de 1%, quelle que soit la valeur des biens hérités. Le PAM propose ici de faire monter ce taux à 3%, sans aller plus loin et sans mettre une certaine progressivité pour ne pas pénaliser les petits héritiers qui devront, si l’on suit cette formule, s’acquitter du même droit d’enregistrement que les héritiers de grandes fortunes. 

La FGD et le PPS y vont en revanche sans détours et proposent des taxes sur les successions comme celles pratiquées en Europe ou aux Etats-Unis, avec des taux progressifs selon la valeur de l’héritage. 

Le PPS calque son barème sur celui de la taxe sur la fortune qu’il propose et dont la grille a été présentée ci-haut. 

La FGD, elle, propose la grille suivante, tout en épargnant tout héritage inférieur à 100 000 dhs qui restera de fait soumis au taux actuel de 1% : 

- de 100 001 à 1 MDH : un taux de 5% ;

- 10% pour les héritages d’une valeur de 1 à 10 MDH ;

- 15% entre 10 et 50 MDH ;

- 20% entre 50 et 100 MDH ;

- et 30% au-delà de 100 MDH.

Des taux qui paraissent assez élevés, mais qui sont loin de ceux pratiqués dans certains pays occidentaux et qui atteignent les 70% dans certains cas, comme l’a démontré justement Thomas Piketty dans son analyse historique de l’évolution du capital et des inégalités dans le XXe siècle. 

Selon les calculs de la FGD, cette taxe pourrait apporter 3 milliards de dirhams au budget de l’Etat. Un montant que la formation politique propose d’affecter aux opérations de généralisation de la scolarité obligatoire et l’amélioration de sa qualité.

Des propositions qui ne passeront certainement pas sauf si les députés de la majorité se rallient à ces principes défendus par l’opposition. Ce qui paraît très peu probable. Mais le fait qu’elles soient portées dans le débat public par plusieurs partis, de gauche comme de droite, est un bon signe pour l’avenir. Sur ce registre-là, on peut clairement avancer qu’il y a bel et bien un avant et un après Covid… 

 

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