Le drame de Tanger, énième alerte sur l'urgence de remédier au fléau de l'informel

Limité aux cercles des économistes, des chefs d’entreprises et des officiels, le débat sur l’informel est devenu, avec le drame de Tanger, un sujet sociétal qui a permis à toute la population de prendre conscience des dangers de l’économie souterraine. Zoom sur cette économie parallèle, son poids dans la production, dans l’emploi, et les recommandations des experts pour en réduire l’ampleur et les dangers.

Le drame de Tanger, énième alerte sur l'urgence de remédier au fléau de l'informel

Le 9 février 2021 à 20h18

Modifié 11 avril 2021 à 2h50

Limité aux cercles des économistes, des chefs d’entreprises et des officiels, le débat sur l’informel est devenu, avec le drame de Tanger, un sujet sociétal qui a permis à toute la population de prendre conscience des dangers de l’économie souterraine. Zoom sur cette économie parallèle, son poids dans la production, dans l’emploi, et les recommandations des experts pour en réduire l’ampleur et les dangers.

La pandémie de la Covid-19 a mis à nu le poids de l’informel dans le pays. Et l’on a découvert, grâce au système d’aide urgente à la population, que plus de 5 millions de familles marocaines vivent de l’informel. Avec ce drame de l'atelier clandestin de Tanger, qui a coûté la vie à 29 personnes, les Marocains se rendent aujourd’hui compte qu’en plus des fragilités sociales et de la précarité de la population vivant de cette économie souterraine, celle-ci vit un danger permanent et risque sa vie tous les jours en allant travailler dans un atelier clandestin, une usine cachée dans une cave, sans la moindre norme de sécurité ou de contrôle public.

Et ce risque concerne une grande partie de la population, selon toutes les études qui ont été faites sur le sujet. La plus récente étant celle publiée début janvier par Bank Al-Maghrib qui estimait le poids de l’informel dans l’économie à 31,3% du PIB sur la période 2006-2017. Ce qui veut dire simplement que près du tiers des richesses produites par le pays proviennent d’activités parallèles qui échappent à tout contrôle de l’Etat. Pire encore, cette même étude rapporte un chiffre de l’Organisation Internationale du Travail qui estime que les emplois informels représentent 80% de l’emploi total dans le pays. Un des niveaux les plus élevés de la région MENA (67%).

Ce qui fait dire à cet acteur du secteur du textile que la première responsabilité dans ce drame de Tanger incombe aux pouvoirs publics. « Les pouvoirs publics ont été avertis à plusieurs reprises de l’ampleur de ce phénomène. Il y a eu des études du HCP, une étude de la CGEM et celle récente de Bank Al Maghrib, mais les autorités n’ont jamais affiché une volonté claire de régler ce problème de peur certainement de créer des tensions sociales et sécuritaires », tonne notre interlocuteur.

Textilien depuis de longues années, notre interlocuteur connaît très bien cette branche de l’informel qui sévit dans le secteur, notamment celui de l’habillement.  Et affiche aujourd’hui une crainte, celle de voir les autorités réagir par une approche sécuritaire. « C’est le réflexe le plus facile vu l’ampleur du drame et le choc qu’il a produit auprès de l’opinion publique. Je pense qu’il ne faut pas réagir de façon exagérée, en coupant des têtes ou en lançant une chasse aux sorcières… Car cela ne fera qu’empirer le problème, créer du chômage et de l’insécurité sociale. Ce drame est l’occasion de réfléchir et mettre en place une approche intégrée non pour lutter contre l’informel mais pour l’intégrer dans la formalité. C’est la seule solution viable et raisonnable, ce qui n’exclut pas que les responsables de ce drame de Tanger doivent payer pour ce qu’ils ont commis », explique-t-il.

Mohamed Boubouh, président de l’association des textiliens, l’AMITH, pense également la même chose et nous dit que la seule solution pour régler ce problème de l’économie souterraine, c’est de tirer les acteurs de l’informel vers le formel. Et cela ne passe pas par deux ou trois petites mesures, mais par une stratégie intégrée qui montrera les avantages de la formalité et tirera le maximum de gens à s’intégrer dans l’économie formelle », explique-t-il.

Les trois visages de l’informel

La CGEM avait alerté justement les pouvoirs publics sur le phénomène et ses impacts sur l’économie et l’emploi, à travers une étude commandée en 2017 au cabinet Roland Berger. Une étude qui définit bien les contours de l’économie non observée, en mesure le poids et les impacts.

Cette étude, comme d’autres réalisées sur ce secteur, montre que l’économie informelle n’est pas un ensemble uniforme, mais revêt plusieurs facettes. Trois types d’activités sont ainsi définis :

- Les activités des Unités de production informelles (UPI) hors secteur primaire, qui sont des activités productives exercées par des entreprises non constituées en sociétés, non enregistrées et réalisant une production marchande.

- L’économie souterraine qui regroupe des activités productives et légales mais délibérément soustraites au regard des pouvoirs publics pour éviter de payer des impôts ou de respecter certaines réglementations (travail au noir, sous-facturation à l’import ou à l’export, non-déclaration de l’ensemble des employés, non déclaration de la totalité du chiffre d’affaires.…).

- Les activités illégales qui sont des activités productives qui génèrent des biens et des services interdits par la loi ou qui sont illégales lorsqu'elles sont exercées par des producteurs qui n'ont pas d'autorisation (contrebande, contrefaçon, prostitution, trafic de drogue,…)

Chaque type d’activité a des spécificités, et les solutions doivent être adaptées et ciblées à chacune d’entre elles.

Mais le poids global de cette économie non observée était estimé selon les chiffres de 2014 à 21% du PIB non agricole, soit 140 milliards de dirhams de valeur ajoutée.

Cette activité est florissante également à l’import, l’étude de la CGEM ayant évalué la sous-facturation à l’import à 36 milliards de dirhams et la contrebande à 4 milliards, soit un total de 40 milliards de dirhams. Ce qui représente 10% de l’activité globale de l’import formel du pays.

Un manque à gagner fiscal et social de 40 milliards de dirhams par an

Les trois secteurs où l’informel est présent en force sont le commerce et réparation, où l’économie non observée pèse pour 68% du total des activités du secteur. Il est suivi du textile et cuir, où l’informel détient une part de marché de 54%, puis du BTP avec un poids de 31%. Des chiffres ahurissants…

Côté effectif, cette économie emploie, selon l’étude de Roland Berger et de la CGEM, 41% du total des actifs occupés hors secteur primaire, soit une population de 2,6 millions de personnes. Ce qui explique peut-être, en partie, le différentiel avec le chiffre de l’Organisation internationale du Travail (80%) qui prend également en compte le secteur agricole.

Le pire, c’est que dans ces 2,6 millions de personnes actives dans l’informel, 90% travaillent essentiellement dans les Unités de production informelles (UPI), activités exercées par des entreprises non constituées en sociétés et non enregistrées auprès de l’administration. 8% travaillent dans l’économie souterraine, qui regroupe des activités déclarées mais où sont pratiquées les sous-déclarations des effectifs et des résultats financiers. La contrebande ne faisant bosser que 2% de cette population.

Cette réalité a un coût, un énorme coût pour l’économie et la société. En plus de la pénibilité, la précarité, l’instabilité de l'emploi et le manque de toute norme de sécurité au travail, cette économie siphonne aussi bien les caisses de l’Etat que la compétitivité de toute l’économie marocaine.

L'économie informelle recèle en effet un gisement annuel estimé à près de 40 milliards de dirhams. Un manque à gagner que l’Etat, et donc toute la société, accuse, sur les recettes de l’IS (4 milliards), la TVA (28 milliards), les droits de douane (6 milliards) et les cotisations sociales (6 milliards).

Une économie qui empêche tout développement industriel

Une évasion fiscale et sociale qui crée des effets pervers sur l’économie en créant un gap de compétitivité entre acteurs de l’informel et les entreprises déclarées.

Pour les UPI, qui sont majoritaires dans cette économie parallèle, ce gap de compétitivité est évalué entre 25 à 40 points entre un acteur formel et informel, toutes choses étant égales par ailleurs : non-paiement des impôts et charges, faiblesse des charges d'exploitation "variabilisées", faible respect de la réglementation…

Le résultat final est désastreux et se traduit par un manque de création de valeur pour toute l’économie marocaine. Cette imbrication dans une seule économie d’activités formelles et d’autres informelles empêche en effet la construction d’un véritable tissu industriel, empêche les acteurs organisés d’atteindre une taille critique limitant ainsi la productivité, et produit in fine une perte de rentabilité qui limite les investissements, l’innovation et la capacité des acteurs de l’économie formelle à attaquer de nouveaux marchés.

Notre source de l’industrie du textile en a fait l’expérience et nous relate une rencontre qu’il a provoquée avec un de ses concurrents de l’informel qui était en compétition avec lui sur un produit de base d’habillement.

« On faisait le même produit. Mais moi je le vendais à 15 dirhams, avec une toute petite marge, et le sien se vendait à 10 dirhams. Je l’ai rencontré juste pour comprendre son business model. Et c’est très simple : il importe le tissu de manière clandestine à 6 DH, la couture lui coûte 0,5 DH, il se prend une marge de 1,50 DH et laisse 2 dirhams de marge pour le grossiste et le ferrach qui servait le consommateur final. S’il est fiscalisé avec le même business model, son produit coûtera au moins 15 dirhams. Mais avec ce gap de 5 dirhams, ce gars a tué plusieurs producteurs, dont des jeunes qui venaient de se lancer dans le métier car ils n’avaient aucune chance de survie face à lui et tous les ateliers qui faisaient la même chose en grande série. Ça, c’est ce que j’appelle l’informel toxique, contrairement à l’informel de survie, celui du ferrach, du marchand de fruit, du plombier ou du menuisier qui vit au jour le jour et travaille juste pour assurer de quoi nourrir sa famille », nous raconte notre source.

Ces acteurs toxiques sont le nœud du problème, notamment dans le textile où ils travaillent sur des chaînes super organisées, comme nous l’explique le président de l’AMITH.

« Il faut comprendre pourquoi ces gens vont à l’informel. Ces acteurs desservent d’abord le marché local. Il leur est impossible de faire de l’export, car il y a des normes à respecter et des audits qui sont faits par les donneurs d’ordre. Ils font des métiers de base, produisent des pyjamas, des choses de base qui finissent dans les kissariates et dans les ferrachas des marchés clandestins. Leur existence est donc liée à l’existence des kissariates et de ces circuits de distribution. On ne peut pas agir sur les unités de production, sans agir sur les circuits de vente. C’est toute une chaîne sur laquelle il faut agir… », signale Mohammed Boubouh.

Dans le textile, c’est l’informel qui fait la loi sur le marché local

Notre textilen nous confirme aussi ce constat, et nous parle de domination des acteurs de l’informel du marché local. Ils représentent selon lui les deux tiers de la production marocaine à destination du marché local, et 80% des circuits de distribution. Ils travaillent également sur l’export, selon lui, mais pas de manière directe. « Il y a des entreprises structurées qui sous-traitent malheureusement à ces unités une partie de la production destinée à l’export pour se faire plus de marge. C’est de la triche, de la fraude, et ça alimente le business de ces opérateurs des caves », confie notre source.

Ce n’est pas donc d’une économie de marge qu’on parle, mais d’une économie qui non seulement est organisée, mais qui domine le marché, y fixe les règles, la loi, les normes et les prix.

Comment faire face à cette réalité qui fragilise le tissu social et économique et tue aussi bien des personnes que des entreprises ?

Pour M. Bouhbouh et notre textilien, il n’y pas d’autres solutions que d’intégrer tout ce beau monde dans l’économie formelle. Et cela passe par rendre le formel plus attractif.

« Dans cette économie, il y a des voyous, des criminels bien sûr. Mais ils ne sont pas majoritaires. L’essentiel de ces personnes sont des gens qui travaillent également pour vivre et font employer des gens avec eux. C’est une industrie qu’il faut protéger et l’amener à se normaliser. Et pour cela, il faut réduire le gap de compétitivité entre eux et les acteurs formels, ce qui passe par plusieurs biais », explique notre industrie du textile.

Selon lui, trois leviers doivent être activés.

Le premier est fiscal. Mais l’idée selon notre source, ce n’est pas d’appliquer le même régime aux acteurs de l’informel ou de baisser forcément l’impôt pour créer une attractivité. Car cette démarche n’a pas fonctionné jusque-là. « Les gens de l’informel sont souvent mal formés, ne connaissent rien en la gestion administrative d’une entreprise, ni dans la comptabilité. C’est ce qui les décourage à passer au formel. Il faut leur créer un statut simplifié pour les accompagner dans cette transition vers le formel ».

Le deuxième levier : le foncier. « Si ces gens louent des caves dans quartiers résidentiels, c’est qu’ils n’ont pas accès au foncier industriel, qui est cher et loin du bassin de l’emploi. Les zones industrielles sont construites souvent à 30 voire à 50 Km des villes, ce qui décourage ces gens à aller s’y installer, car cela leur ajoute des complications et des coûts pour transporter leurs employés. Ils préfèrent rester donc dans des caves, pas chères, et proches des bassins d’emplois », ajoute notre source.

Troisième levier : la formation pour plus de création de valeur. « Ces gens ne sont pas formés. Ils commencent généralement par une seule machine et grandissent au fil de la demande en apprenant sur le tas. C’est ce manque de formation et de qualification qui les empêche de créer de la valeur. Il faut mettre à niveau les acteurs de cette industrie. Ce n’est que par la formation et l’innovation que l’on peut créer tous plus de valeur et plus d’emplois », souligne notre source.

Pour elle, il faut essayer toutes ces recettes en même temps. Tout, sauf l’approche sécuritaire, la chasse aux sorcières qui serait destructrice de valeur et d’emploi.

La politique de la carotte et du bâton

Même constat qu’ont tiré les trois chercheurs qui ont travaillé sur la récente étude de Bank Al Maghrib sur l’informel.

Pour eux, il y a globalement trois stratégies pour traiter la problématique de l’informalité :

1- « Ne rien faire », en partant du constat que l’informel est une source de création de nouvelles entreprises qui peuvent par la suite devenir des entreprises émergentes.

2- « Éradiquer l’informel », grâce à une politique qui se base sur des sanctions, des fermetures de boîtes… Un choix sur lequel les trois chercheurs émettent des réserves, car « lorsqu’une telle politique est mise en œuvre de manière accélérée et sans identifier les raisons qui poussent les gens à aller vers l’informel, cela peut conduire au chômage, à la pauvreté et aux tensions sociales ».

3- « Intégrer l’informel », en rendant la formalité plus attractive. « Cette stratégie devrait chercher à accroître les avantages de la formalité et à réduire ses coûts. »

Pour les trois chercheurs, la meilleure méthode consiste à adopter la politique de la carotte et du bâton, en fonction des contraintes et des caractéristiques des secteurs concernés.

« Sur la base des leçons tirées des expériences internationales, des mesures pour intégrer l'économie souterraine dans le secteur formel ont été favorisées car elles contribuent de manière proactive à réduire sa profusion tout en offrant une flexibilité pour minimiser les coûts sociaux du passage à l'économie formelle. Ces mesures visent à améliorer le cadre réglementaire des entreprises qui doit être simple, clair et adapté à toutes les étapes de la vie de l’entreprise, de sa création à sa sortie du marché. Cette modernisation implique l'utilisation des nouvelles technologies de l'information et l'amélioration de toutes les institutions concernées par les processus réglementaires, y compris les gouvernements centraux et les autorités locales », note l’étude, qui cite le cas de pays comme le Portugal, le Chili, le Mexique, l'Irlande, l’Autriche, le Canada, la Grèce, l’Irlande, les Pays-Bas, l’Espagne ou la Turquie qui ont réussi à réduire de manière significative le poids de l’informel en recourant à l’ensemble de ces mesures.

A travers ces expériences internationales, ils ont émis un ensemble de recommandations pour les pouvoirs publics marocains :

- Réaliser des réformes structurelles, en particulier dans les domaines de la fiscalité, du code du travail et filets de sécurité.

- Renforcer la coordination et le suivi des politiques qui ciblent l'économie souterraine.

- Évaluation continue de l'évolution de l'économie souterraine et renforcement du système de détection, grâce à l'échange d'informations entre les différentes institutions.

- Développement des capacités et processus de l'administration fiscale pour des contrôles fiscaux plus ciblés.

- Collecte des impôts et cotisations sociales par une administration à échelle unique et en tenant compte de l'opportunité d'intégrer progressivement la paie électronique.

- Programmes d'incitation fiscale pour la formalisation grâce à de larges consultations entre les différents acteurs.

- Campagne de sensibilisation du public sur les avantages du travail déclaré et les externalités négatives de l’économie parallèle.

- Renforcer la numérisation de l’administration publique et étendre l’utilisation des paiements électroniques dans le cadre de la stratégie nationale d'inclusion financière.

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