La démocratie tunisienne peut-elle survivre?

Le 14 janvier 2019 à 15h17

Modifié 11 avril 2021 à 2h50

Il y a huit ans, le 14 janvier 2011, la "révolution tunisienne" aboutissait à un changement de régime. Aujourd'hui, le pays est en proie aux dissensions, aux ingérences étrangères et à la crise économique. De plus, les élections prévues en 2019 risquent d'être reportées.

TUNIS — Lorsque les manifestations antigouvernementales se sont rapidement diffusées dans le monde arabe en 2011, la Tunisie semblait avoir gagné au change. Pourtant en 2013, le processus démocratique avait presque échoué suite à des promesses économiques non tenues, à des désaccords politiques et idéologiques et à cause de l'ingérence étrangère. Heureusement, la médiation locale et internationale a ensuite aidé à éviter la catastrophe et a ouvert la voie à des élections.

Mais moins d'un an avant les prochaines élections législatives, prévues pour fin 2019, le pays est à nouveau en crise. Cependant cette fois-ci, les médiateurs sont soit désintéressés par les solutions, soit font partie du problème. Dans un monde absorbé par la guerre en Syrie, l'instabilité en Libye, l'affirmation de soi russe, l'incertitude européenne et les tweets d'un Président américain isolationniste, la Tunisie a disparu des gros titres de l'actualité. Une rupture démocratique en Tunisie devrait normalement attirer l'attention internationale : mais d'ici là, il sera trop tard.

Le blocage actuel a commencé peu après les élections présidentielles de décembre 2014. En février 2015, le président Béji Caïd Essebsi, fondateur du parti politique laïque Nidaa Tounes, a conclu un accord avec Rached Ghannouchi, président du parti islamiste modéré Ennahda, pour former un gouvernement de coalition. Mais peu après, Nidaa Tounes a été assailli de luttes intestines et en janvier 2016, des dizaines de députés du parti ont démissionné en signe de protestation, en donnant à Ennahda une majorité parlementaire.

Pendant ce temps, le Premier ministre Youssef Chahed, protégé de Essebsi et nommé par lui, s'est opposé au premier cercle du président, âgé de 92 ans, en enfonçant ainsi davantage Nidaa Tounes dans le chaos. A la mi-2018, alors que l'agitation du parti atteignait son sommet, Ghannouchi soutenait Chahed plutôt que le fils du président et héritier présomptif Hafedh Caïd Essebsi. Le président, en réaction soit à un sentiment de trahison, soit par peur pour son héritage, a répondu en renouvelant ses critiques à l'égard d'Ennahda et en lançant une enquête sur les allégations selon lesquelles le parti de Ghannouchi serait lié au terrorisme.

De plus, Essebsi et son clan ont adopté la rhétorique populiste et ont recommencé à courtiser l'axe anti-islamiste saoudo-émirati-égyptien. Essebsi a même approuvé un projet de loi qui accorde aux hommes et aux femmes des droits égaux sur l'héritage, une mesure soutenue par de nombreux Tunisiens laïques et saluée par la communauté internationale, mais détestée par la base conservatrice d'Ennahda.

Au milieu de cette agitation politique latente, les rumeurs de coups d'Etat et les tentatives de coups se sont intensifiées. En juin 2018, le ministre de l'Intérieur de la Tunisie essuyé des coups de feu suite à une tentative présumée de coup d'Etat. En novembre, le secrétaire général de Nidaa Tounes a accusé Chahed de préparer son propre putsch. En décembre, les organes de presse soutenus par le Qatar ont mis en garde contre une tentative de coup d'Etat en Tunisie d'origine saoudienne et émiratie. De temps à autre, les médias sociaux tunisiens relancent les rumeurs infondées de mouvements de l'armée. Tout cela ressemble à des ballons d'essai.

Dans une démocratie qui fonctionne bien, des élections anticipées auraient dû être organisées en septembre 2018, lorsque la coalition au pouvoir s'est défaite et peut-être dès 2016, quand Nidaa Tounes a perdu sa majorité au Parlement. Mais la plupart des partis politiques tunisiens souffrent trop de dissension ou sont trop faibles pour fonctionner. Et le grabuge actuel met même en péril le travail de l'Instance supérieure indépendante pour les élections.

Il y a maintenant un risque réel que les élections 2019 soient reportées. Pour une démocratie fragile dirigée par un nonagénaire, sous le joug d'un état d'urgence sans fin et privée d'un tribunal constitutionnelce délai risque de s'avérer fatal.

La crise politique de la Tunisie se déroule parallèlement à une crise économique. Alors que la Tunisie est passée d'une économie contrôlée sous une dictature à une économie de transition marquée par des mesures d'austérité et par les réformes structurelles dictées par le Fonds Monétaire International, la corruption s'est étendue et les investisseurs ont fui. Aujourd'hui, à cause de la dette publique, du chômage et de l'inflation croissante, les grèves et les manifestations se multiplient et le soutien en faveur de la démocratie - souvent présentée comme la cause du tumulte actuel - a diminué.

Ennahda, un parti libéral sur le plan économique qui trouve un soutien important dans les milieux économiques informels et à l'extérieur du secteur public, a soutenu les réformes économiques du FMI : mais pas l'Union Générale Tunisienne du Travail (UGTT), qui représente les travailleurs du secteur public. Des gauchistes et de nombreux vestiges de l'ancien régime s'y sont également opposés. Chahed, quant à lui, s'est montré agressif dans la mise en œuvre des réformes appuyées par le FMI, en partie pour gagner le soutien de l'étranger. Mais son approche place l'UGTT, ainsi que les politiciens de l'ancienne garde et certains groupes socio-économiques clés du même côté qu'Essebsi. En fait, l'UGTT a conduit les médiations durant la crise de 2013.

L'influence étrangère est un autre facteur de déstabilisation. Actuellement la Tunisie est un champ de bataille géopolitique pour des puissances régionales comme l'Égypte, la Turquie et les pays du Golfe et les politiciens tunisiens prennent parfois parti pour répondre aux objectifs de leurs prétendants. D'une manière générale, l'Arabie Saoudite et les Emirats Arabes Unis diabolisent la démocratie de la Tunisie et Ennahda, tandis que le Qatar et la Turquie les vantent. Les deux camps ont leurs clients dans le pays. Ces acteurs amplifient les rumeurs de coup d'État et délégitimisent l'indépendance politique de la Tunisie, ce qui ajoute à la méfiance du public vis-à-vis du gouvernement. En 2013, les États-Unis, l'Europe et l'Algérie ont limité la portée de ces pays. Ironie du sort, en 2018, ce sont les Etats-Unis, l'UE et l'Algérie qui sont secoués par des divisions internes et terrifiés par l'ingérence étrangère.

L'histoire comporte de nombreuses leçons pour ceux qui vivent le tumulte de la Tunisie - et des parallèles particulièrement pertinents se trouvent dans la transition post-soviétique de la Russie. Là-bas, au cours de ses dernières années au pouvoir, un Boris Eltsine affaibli a cherché à mettre à l'abri son héritage présidentiel et à épargner des poursuites à sa famille. Par conséquent, le "père de la démocratie russe" a nommé Premier ministre Vladimir Poutine, un ancien officier du KGB, pour lui succéder. La démocratie de la Russie ne s'en est jamais remise.

Les luttes intestines de la Tunisie et les politiques clientélistes laissent la même impression. L'expérience démocratique la plus prometteuse du monde arabe peut encore éviter une crise politique, mais elle a besoin d'aide. Des médiateurs locaux et internationaux ont autrefois aidé la Tunisie à se sortir du tumulte. Ils doivent faire de même à présent.

© Project Syndicate 1995–2019

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