Fathallah El-Guernaoui

Juriste internationaliste

Maroc-UE: Anatomie de l’arrêt du Tribunal européen

Le 26 octobre 2021 à 13h34

Modifié 26 octobre 2021 à 13h34

Le Tribunal de l’Union européenne (TUE), par son arrêt de 41.171 mots, dans l’affaire Front Polisario (FP) contre Conseil européen (CE), soutenu par la République française, la Commission européenne et la Confédération marocaine de l’agriculture et du développement rural (Comader), a annulé la décision 2019/217 du CE, du 28 janvier 2019, relative à la conclusion de l’accord sous forme d’échange de lettres (accord litigieux) entre le Royaume du Maroc et l’Union européenne (UE) signé à Bruxelles, le 25 octobre 2018.

Concrètement, pour le Royaume du Maroc, l’annulation de l’accord litigieux a pour effet que les produits agricoles et de pêche originaires de la région du Sahara qui sont soumis au contrôle des autorités douanières marocaines ne pourront plus bénéficier, à l’exportation vers les pays de l’UE,  des mêmes préférences tarifaires accordées par l’accord d’association sauf si cet arrêt du TUE, venait, lui-même,  à être annulé par la voie du recours en pourvoi.

Le TUE a, par ailleurs, maintenu provisoirement les effets de la décision 2019/17 qu’il a annulée, ce qui signifie concrètement, en ce qui concerne l’accord litigieux, que les choses resteront en l’état inchangées jusqu’à l’expiration du délai de deux (02) mois à compter de la notification de l’arrêt d’annulation ou, si un recours en pourvoi est introduit par le CE, jusqu’au jugement dudit pourvoi.

Dispositif et motifs critiquables

Ayant examiné l’arrêt du TUE dans son intégralité, (disponible sur le site : https://curia.europa.eu/jcms/jcms/Jo2_7021/fr), je le trouve critiquable et il peut être critiqué aussi bien dans son dispositif, c’est-à-dire, dans ce qu’il a décidé, que dans ses motifs, c’est dire les raisons qui ont commandé le verdict d’annulation.

L’annulation par le TUE de l’accord litigieux constitue un anéantissement judiciaire du résultat des négociations laborieuses et juridiquement complexes avec l’UE depuis l’année 2017, en vue de trouver   une base légale pour l’octroi des préférences tarifaires prévues par l’accord d’association aux produits agricoles et de pêche originaires de la région du Sahara à la suite de l’arrêt « célèbre » de la Cour de justice de l’UE du 21 décembre 2019 dans l’affaire CE contre (FP) qui a radicalement changé, suivant les conclusions de l’avocat général de la Cour,  le fondement normatif et les conditions de validité au regard du droit européen des accords économiques entre le Royaume du Maroc et l’UE.

Il convient de relever, ici, un paradoxe : la Cour de l’UE dans son arrêt du 21 décembre 2019 et le TUE dans son arrêt du 29 septembre 2021 sont parvenus à une conclusion juridique littéralement opposée en ce qui concerne la question de la recevabilité du recours du (FP) devant la juridiction européenne. La Cour a expressément dénié au (FP)  la qualité pour agir en justice contre l’accord d’association. Le TUE a, en revanche, jugé que la condition de la qualité pour agir en justice, indispensable pour la recevabilité du recours, était remplie par le (FP). Vérité en deçà des Pyrénées, erreur au-delà !?

Il y a derrière ces deux conclusions au sens opposé, au sujet de la même question juridique de la qualité pour agir en justice du (FP), deux prémices légales différentes. Mais, il demeure que les faits pertinents dans les deux arrêts sont intriqués et la matière contentieuse est inchangée.

Je m’en explique : l’accord litigieux, attaqué par le (FP) devant le TUE, se réfère expressément à l’accord d’association dont il a amendé les protocoles n°1 et n°4 comme son titre l’indique : « Accord sur la modification des protocole n°1 et n°4 de l’accord d’association »

On peine à saisir pourquoi le recours du (FP) contre l’accord d’association a été rejeté par la Cour de l’UE en décembre 2019 comme irrecevable faute de la qualité pour agir en justice, puis, après coup, il [le recours] est jugé recevable, contre l’accord litigieux, par le TUE en septembre 2021 malgré le rattachement objectif entre l’accord d’association et l’accord litigieux, le second n’a fait qu’amender le premier sur le point unique du champ d’application territorial.

L’annulation par le TUE de l’accord litigieux constitue une hypothèque qui grève la sécurité juridique des instruments conventionnels loyalement négociés puis conclus entre le Royaume du Maroc et l’UE pour encadrer leur coopération économique. Hypothèque qui rend ces accords structurellement instables, et préjudicie aux investissements des opérateurs économiques marocains, européens et internationaux dans la région du Sahara.

Or, les termes choisis par les négociateurs et ceux employés par les rédacteurs de l’accord litigieux expriment exactement les engagements auxquels ses parties, le Royaume du Maroc et l’UE,  ont  consentis. Ces termes se révèlent, à l’examen, précis pour souffrir des interprétations aléatoires,  ils pourvoient un sens clair et sans équivoque des obligations réciproques entre le Royaume du Maroc et l’UE. Aucun risque sérieux d’annulation par le TUE n’était, raisonnablement, perceptible lors de l’échange de lettres, à Bruxelles le 25 octobre 2018, ayant scellé l’accord.

La portée des stipulations, ci-dessus rappelées,  de l’accord litigieux, s’éclaire davantage à la lumière de l’alinéa 3 de la décision du CE du 28 janvier 2019 annulée par le TUE qui précise « l’UE ne préjuge pas de l’issue du processus politique sur le statut final du Sahara occidental qui a lieu sous l’égide des Nations unies ».

Ayant en vue les positions claires et constantes des parties à l’accord litigieux sur le statut de la région du Sahara, comment peut-on acquiescer à conclusion du TUE, au point 392 de l’arrêt, lequel a jugé qu’il y a  « lieu d’annuler la décision du CE 2019/17 en date du 28 janvier 2019 relative à l’approbation de l’accord entre le Royaume du Maroc et l’UE signé à Bruxelles le 25 octobre 2018 » ?

Contre arguments

Le TUE a avancé, au soutien de l’annulation, trois (3) arguments juridiques (point 391 de l’arrêt) qu’il convient de reproduire puis de critiquer, sans concession,  par des contre arguments.

Premièrement, le TUE a estimé que « c’est à tort que le Conseil et la Commission ont considéré que la situation actuelle de ce territoire [le Sahara occidental] ne permettait pas de s’assurer de l’existence du consentement et, en particulier par l’intermédiaire du requérant ». Le requérant étant le (FP)

Le Conseil et la Commission, ont déclaré et accepté que l’accord litigieux soit conclu sans préjudice de la positon du Royaume du Maroc, ils ont aussi affirmé leur soutien au processus politique des Nations unies sans préjuger de son résultat. Le consentement de l’UE à l’accord litigieux, dans les termes clairs où il a été exprimé, implique nécessairement que les institutions de l’UE se restreignent de toute action qui n’est pas nécessaire à la validité dudit l’accord dont l’objet et la finalité, limités aux tarifs douaniers préférentiels, ne sont pas de nature à justifier que l’UE s’immisce dans le processus politique.

En tirant de la situation actuelle du territoire de la région du Sahara des conclusions prudentes mais fondées en droit, le Conseil et la Commission se sont, à bon escient, conformés aux conditions qui encadrent le consentement du Royaume du Maroc et de l’UE à conclure l’accord litigieux.

C’est donc,  à tort, que le TUE a cru devoir reprocher à la Commission et au Conseil d’avoir tiré de la situation du territoire de la région du Sahara les conclusions mesurées auxquelles ces deux institutions sont parvenues au regard des termes que l’accord litigieux a employés.

La position auto-limitée du Conseil et de la Commission était cohérente, celle du TUE est disruptive. La première se justifie en faits et droit, la seconde bouscule le statut existant et le met sous tension.

Deuxièmement, le TUE a considéré que « le Conseil s’est mépris tant sur la portée des consultations  [menées par la Commission et le Service pour l’action extérieur (SEA)] que sur celle de l’exigence du point 106 de l’arrêt de la Cour de l’UE du 21 décembre 2019». De méprise, il n’y point sauf dans le raisonnement du TUE.

D’une part, les consultations, critiquées par le TUE,  ont été menées avec les représentants élus de la région du Sahara dont la légitimité de l’élection au suffrage universel n’est pas contestée par l’UE, pas plus que la qualité représentative des populations concernées n’est disputée.

A l’évidence, l’objet des consultations a été défini selon un critère objectif qui est celui des bénéfices ou retombées positives de l’accord litigieux sur la région et sur sa population.

Il n’est pas concevable que l’objet des consultations puisse porter, intrinsèquement, comme le TUE l’aurait souhaité par tropisme, sur le principe même du consentement à l’accord litigieux par ce que l’existence, la réalité et la validité du consentement se vérifient vis-à-vis des parties signataires de l’accord litigieux , en l’occurrence le Royaume du Maroc et l’UE, et non pas vis-à-vis des bénéficiaires.

Ensuite, contrairement à ce qu’affirmé le TUE, le point 106 du « célèbre » arrêt de la Cour de l’UE du 21 décembre 2019, n’a prescrit aucune modalité précise pour le recueil ou l’expression du consentement à l’accord litigieux.

L’interprétation par le TUE du contenu de ce point 106 est entachée d’une anomalie. Par déviation dans l’interprétation, le TUE a créé une glissade, non juridiquement fondée,  entre l’exigence du consentement et les modalités concrètes de son expression qui n’ont jamais été définies.

Le TUE a cru devoir imposer une forme exclusive d’expression du consentement à l’accord litigieux, de surcroit, portée par une seule voie,  celle de la partie qui a attaqué l’accord c’est-à-dire le (FP).

Si un pourvoi contre l’arrêt du TUE est interjeté par le CE, c’est essentiellement sur cet aspect qu’il peut porter car c’est à ce niveau ( point 391 de l’arrêt ) que se situe le point de basculement.  C’est clairement la question cruciale de la représentation dans sa dimension politique qui est en jeu, le reste c’est de l’argumentation juridique, de la technique argumentative, indéterminée, ouverte sur tous les scénarios du rapport des forces à l’œuvre.

Troisièmement, le TUE a jugé que « c’est à tort que le Conseil a considéré qu’il pouvait se fonder sur la lettre du 29 janvier 2012 du Conseiller juridique de l’ONU ».

Il est vrai, sans qu’il soit besoin de se prononcer sur la question de savoir si le CE pouvait ou non invoquer la doctrine du Conseiller juridique de l’ONU, sa lettre n’est pas pertinente pour le cas d’espèce.

En conclusion, au moins deux des trois arguments juridiques qui ont conduit le TUE à prononcer l’annulation de l’accord litigieux ne sont pas solides ni indiscutables.

Si on ne juge qu’au nom d’un raisonnement fondé en droit, celui du TUE relève, à l’examen, davantage de l’opportunité que de la légalité. Il est regrettable, que le TUE n’ait pas tiré les conséquences juridiques nécessaires des termes clairs de l’accord litigieux notamment la détermination qu’il a été conclu sans préjudice de la position du Royaume du Maroc sur le statut de la région du Sahara et que les institutions de l’UE affirment leur soutien au processus politique devant les Nations unies et qu’elles ne préjugent pas de son résultat final.

Le TUE est resté sourd à ces considérations essentielles de l’accord litigieux sans pour autant convaincre du bienfondé de ses arguments, hasardeux, qui lui ont permis de prononcer l’annulation.

Ces considérations importantes font partie intégrante de l’accord litigieux, elles ne sont pas détachables du consentement de ses parties,  mais, le TUE les a vidées de leur contenu.

L’annulation par le TUE de l’accord litigieux remet à plat la question de la représentation dans la conclusion des accords économiques entre le Royaume du Maroc et l’UE lorsqu’il s’agit de les appliquer à la région du Sahara marocain. Le droit est certes un paramètre important, mais, le droit n’est pas tout lorsqu’il s’agit d’un Etat et la révérence qui peut être affichée par un tribunal au droit n’implique pas les mêmes conséquences pour l’Etat qui doit agir sur le réel.

Quelle sera la réaction, sur le plan judicaire, de la Commission européenne qui a négocié l’accord litigieux avec le Royaume du Maroc, et surtout celle du Conseil européen qui l’a approuvé au nom de l’UE? Ces institutions voudront-elles apporter la contradiction à l’arrêt du TUE qui est passé à côté de réalités essentielles ou vont-elles y acquiescer ?

L’exercice par le Conseil européen du recours en pourvoi contre l’arrêt du TUE du 29 septembre 2021, dont le délai est encore ouvert, sera le test de vérité pour l’UE envers le Royaume du Maroc.

C’est à suivre…

Vous avez un projet immobilier en vue ? Yakeey & Médias24 vous aident à le concrétiser!

A lire aussi


Communication financière

Africa Stone Management: “AL AKHAWAYN UNIVERSITY SPI” Rapport de gestion ex 2023

Médias24 est un journal économique marocain en ligne qui fournit des informations orientées business, marchés, data et analyses économiques. Retrouvez en direct et en temps réel, en photos et en vidéos, toute l’actualité économique, politique, sociale, et culturelle au Maroc avec Médias24

Notre journal s’engage à vous livrer une information précise, originale et sans parti-pris vis à vis des opérateurs.