Mohamed Mahdi

Socio-anthropologue

Récit. Du Rugby à Tinghir pour promouvoir le développement du monde rural par le sport

Le 4 mars 2021 à 14h33

Modifié 11 avril 2021 à 14h55

J’ai pris connaissance de cette expérience par mon ami Belbaraka Dorayde, qui en est le principal promoteur. Il m’a tellement parlé de cette expérience qu’il a piqué ma curiosité et suscité mon intérêt. De nos nombreux échanges et d’un entretien approfondi que j’ai réalisé avec lui, j’ai hérité d’un très riche matériau qui a fait l’objet d’une présentation lors de la tenue de Sand Rugby en 2014. Dans ce récit, je reviens sur l’histoire du développement du rugby à Tinghir, la genèse de l’idée du rugby et, de façon plus générale, la manière dont la promotion du sport a contribué, sinon au développement du territoire de Tinghir, du moins à sa visibilité.

Ce récit relate l’aventure de Dorayde et de son épouse Houda(1), affectés en 2005 à Tinghir, au lycée Moulay Abdellah Ben Hsaine accueillant des élèves des communes rurales de Taghzoute et Toudgha Assoufla.

Ces jeunes enseignants, que nous appellerons désormais les "initiateurs" de l’expérience ou les "pionniers", ont pris un pari bancal. Loin de dépenser leur énergie et moyens à prospecter en vue d’obtenir une mutation dans une grande ville (lui est Meknassi et son épouse Casablancaise), ils décidèrent de donner sens à leur vie en essayant de faire quelque chose pour ce "pays" étranger pour eux, où ils ont atterri sans le vouloir et où ils devront apprendre à vivre. Mais "Que faire?".

Etant donné qu’ils étaient tous deux professeurs de sport ou d’éducation physique, ils pensèrent naturellement à une activité en rapport avec leur métier; un projet de promotion du sport pour les élèves de leur établissement. Mais quel sport choisir? Tous les sports? Un sport en particulier? Comment opérer ce choix? Nous verrons, dans la suite de ce récit, comment ils sont parvenus à choisir le rugby! Leur choix s’avérera judicieux et fut même couronné de succès.

De cette expérience, je propose une lecture du point de vue de la sociologie et de l’anthropologie de développement et, plus particulièrement, à partir de l’approche dite de développement territorial. Je vais essayer de montrer la parenté existante entre cette expérience et les processus d’émergence de territoire constatés, décrits et théorisés ailleurs (P. Campagne et B. Pecqueur, 2012).

Mais pour bien situer et rendre compréhensive l’expérience, des éléments de contexte empruntés à l’histoire et aux structures sociales des communautés d’appartenance des joueurs sont nécessaires. Je commencerai par les présenter, puis je parlerai de l’expérience de développement du rugby à Tinghir et montrerai en quoi elle constitue une véritable success story de développement territorial.

Les communautés d’appartenance des Rugby men-women

L’expérience s’est déroulée dans un contexte anthropologique dont il faudrait présenter l’arrière-plan socio-historique et les caractéristiques spécifiques des communautés d’appartenance des Rugby men-women. Les joueurs et les joueuses du Rugby sont les fils et les filles de la tribu Ait Todgha et de la vallée du même nom. La première singularité de ces Rugby men-women est qu’ils/elles sont originaires ou résident-e-s encore dans le milieu rural, ou en tout cas, entretiennent des liens très forts avec leurs communautés rurales.

Des ruraux pratiquant le rugby

Quelles sont les caractéristiques socio-historiques des communautés rurales de cette partie du Maroc? Il s’agit de communautés oasiennes ethniquement stratifiées en trois groupes:

- Les chorfas et morabtines, linguistiquement des arabes de lignages saints,

- Les Amazighs, anciens guerriers et hommes libres,

- Les Haratines, anciens esclaves affranchis.

Au début de l’expérience, l’équipe de rugby comprenait des joueurs issus de ces trois groupes avant que sa composition ne se restreigne aux joueurs du groupe des noirs. La stratification ethnique permet de comprendre et expliquer certains enjeux autour de cette expérience du rugby, qui vont, par la suite, gêner son développement.

En effet, par le passé, les populations noires ne possédaient pas de terre. Ils travaillaient comme métayers sur les terres agricoles des Chorfas, notamment. Leur statut est similaire à celui des Khammès(2). Ils étaient, pour ainsi dire, ethniquement et économiquement déclassés. Toutefois, et afin de relativiser ce propos, précisons que de façon générale "nos sociétés rurales ne sont ni homogènes, ni égalitaires’" (Mahdi, 2016), sauf que dans les oasis la stratification a, historiquement, un fondement ethnique, économique et symbolique (Pascon, 1979).

Depuis, la situation des populations noires a beaucoup évolué. L’émigration nationale et internationale leur ont permis une certaine ascension sociale et donné un assez important poids économique et politique au sein de la société locale. La mobilité a provoqué des transformations profondes dans le tissu social, culturel et économique des communautés de la vallée de Todgha, à l’instar du reste des communautés vivant dans les espaces oasiens. Ces espaces ont été concernés par le boom de la migration internationale vers l’Europe de la fin des années 1960 et le début des années 1970.

Les recherches sur les oasis convergent toutes vers le fait que cette émigration a permis l’émancipation socio-économique des groupes ethniques considérés comme "inférieurs" (Hein. Dehaas, Non Daté), les populations de couleur dites Haratines (Etymologiquement, Harrat est le laboureur). La migration les a libérés des fortes contraintes que la structure de la société oasienne traditionnelle leur imposait (H. Ilahiane, 2004).

Affranchissement par le sport

Ce fut un double affranchissement qui a ébranlé l’ordre ancien. Un affranchissement économique, par l’accès à la terre et à l’eau par achat, que les gains de l’émigration ont rendu possible. La domination des autres groupes ethniques, qui possédaient les terres agricoles et les droits d’eau, sur les noirs est remise en cause. Un affranchissement politique par la mise en œuvre de stratégies électorales qui allaient battre en brèche le système politique prévalent et soumis au patronage et au clientélisme des groupes dominants.

Les dominés d’hier s’emparent d’une part du pouvoir au sein des communes rurales et commencent à infléchir le cours des décisions en leur faveur. Est-ce qu’on peut parler d’un troisième affranchissement par le sport? Pourrait-on inscrire l’expérience du rugby dans ce processus de conquête du pouvoir et d’émancipation de ces groupes à statut inférieur? C’est une interprétation possible. Toutefois, ma grille de lecture consiste, plutôt, à montrer comment l’expérience du rugby a initié un processus de développement territorial et rendu Tinghir visible.

 

1-Ils étaient soutenus dans leur aventure par leurs amis, des ingénieurs agronomes lauréats de l’ENA-Meknès. Deux d’entre eux sont sociologues ruraux et fin connaisseurs des problématiques du monde rural.

2-Le Khammès (souvent paysan sans terre) est un métayer qui travaille la terre qu’un propriétaire lui confie et reçoit, en contrepartie, le cinquième du produit de cette terre ; d’où l’appellation Khammès.

A suivre 

Lire aussi:

Récit. Du Rugby à Tinghir pour promouvoir le développement du monde rural par le sport (2/3)

Récit. Du Rugby à Tinghir pour promouvoir le monde rural par le sport (3/3)

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