Rendre sa grandeur au meurtre

Le 13 novembre 2019 à 14h44

Modifié 11 avril 2021 à 2h43

ATLANTA – Bien que le film "Joker" ait remporté le prestigieux Lion d'Or du meilleur film lors du Festival international du film de Venise, l'opinion reste partagée. De nombreux critiques ont fait l'éloge du film, en soutenant (de façon prévisible) que son protagoniste violent mène une révolte contre un ordre injuste et cruel. Le Joker, disent-ils, est un héros opprimé dont la violence constitue un acte courageux d'expression de soi.

D'autres trouvent le personnage principal doté d'un peu moins d'éclat, en soulignant sa folie, sa cruauté, ses intentions malveillantes. Contrairement au meurtrier "Raskolnikov", qui est tiraillé de contradictions dans "Crime et châtiment" de Dostoïevski, le Joker est un fou vengeur qui commet ses crimes de sang-froid et n'éprouve aucune responsabilité, ni remords.

Todd Phillips, le réalisateur du "Joker", éprouve une certaine perplexité en voyant que son film fait l'objet de discrimination: "Je viens de voir John Wick 3. C'est un homme de race blanche, qui tue 300 personnes et tout le monde rit, chahute et beugle, dit Phillips. "Pourquoi juge-t-on ce film selon des critères différents? Franchement, c'est à n'y rien comprendre."

Promouvoir la justice sociale

La grande question est de savoir si un psychopathe meurtrier doit être le personnage principal dans un film qui critique l'ordre social existant. Il est vrai que les Etats-Unis, qui ont une répartition inégale des richesses, comparable à celle qui existe en Russie sous le président Vladimir Poutine, plutôt que la plupart des autres pays développés, ont certainement besoin de changement social. Mais le "Joker" et ses semblables, ainsi que les films qui se livrent à la violence débridée et à des monstres meurtriers, sont-ils vraiment les meilleurs moyens de promouvoir la justice sociale?

Phillips et l'acteur Joaquin Phoenix, qui joue le personnage titre, ont cherché à repousser les critiques de ce genre en s'appuyant sur le trope principal consistant à considérer les monstres comme des victimes de l'injustice. Leurs crimes, déclare Phillips, découlent "d'un manque d'amour, d'un traumatisme de l'enfance, d'un manque de compassion dans le monde."

En outre, comme l'a fait remarquer David Sims dans The Atlantic, "Joker n'est pas le premier film de l'histoire à se concentrer sur un antihéros inquiétant." De nombreux films dépeignant des zombies dévoreurs de cerveaux, des vampires assoiffés de sang ou des tueurs en série ont été vantés comme des critiques de l'exploitation capitaliste, de l'impérialisme américain, de l'oppression sexiste, du spécisme humain et ainsi de suite. En fait, n'importe quel monstre n'a-t-il pas encore été considéré comme un convoyeur potentiel des idées de la révolution?

L'idée selon laquelle un monstre meurtrier peut symboliser un manifestant ou un paria et mérite donc notre sympathie, a trouvé son origine chez les philosophes français Gilles Deleuze et Pierre-Félix Guattari. En remettant en question l'explication de René Girard sur les origines de la violence irrationnelle et de la haine contre l'Autre, les minorités ethniques ou religieuses qui ont été diabolisées et prises pour cibles, Deleuze et Guattari ont étendu la notion d'Altérité au vampire.

Ceci a préparé le terrain pour un changement de paradigme dans la compréhension des monstres homicides en tant qu'Autre. De plus en plus, ces protagonistes sont devenus le foyer de l'attention universitaire, de la critique culturelle et de la culture populaire elle-même.

Cette obsession de "l'empathie" envers les auteurs de violence extrême s'enracine dans un changement idéologique dans nos attitudes à l'égard des humains. Ce changement reflète l'influence de la critique radicale de l'humanisme et du rejet de l'anthropocentrisme, exprimés en particulier par le mouvement pour les droits des animaux et par les partisans du post-humanisme et du transhumanisme dans la culture populaire depuis les années 1990 (ce dont je traite dans mon livre The Celebration of Death in Contemporary Culture). En légitimant ce qui était autrefois perçu comme un spectacle de basse qualité, les histoires qui esthétisent la violence par des monstres idéalisés opposés à des personnages humains sont rapidement devenues une denrée très recherchée.

Une normalisation du chaos 

Quelles sont les implications sociales et politiques de cette normalisation du chaos dans la culture populaire? Dans son article pour le magazine "Tim"e, Stephanie Zacharek a appelé Joker un exercice de "nihilisme présenté sous un jour flatteur" dans lequel le personnage principal "inspire le chaos et l'anarchie." Le film a suscité sans aucun doute des débats sur la relation entre fiction et violence de la vie réelle.

Avant la sortie de "Joker", les familles des victimes de la fusillade de masse de 2012 dans un cinéma d'Aurora au Colorado ont publié une lettre exprimant leur inquiétude au sujet des atrocités décrites dans le film. Parce que la fusillade d'Aurora s'est déroulée au cours de la diffusion d'un autre film de Warner Bros (The Dark Knight Rises), la lettre a obligé le studio, Phillips et Phoenix, à répondre aux objections des familles.

Alors que la déclaration de Warner Bros a avisé sans complexe que le public ne confond pas la fiction avec la réalité, la réponse de Phoenix a résumé les évolutions dans la culture populaire au cours des dernières décennies: "Je ne pense pas que ce soit la responsabilité d'un cinéaste de donner des leçons de morale au public, ni de lui enseigner la différence entre bien [et] mal."

Pourtant, si "Joker" est un appel au changement social, alors le film porte finalement sur le fait discerner le bien du mal, sur le plan moral et du point de vue de la justice sociale.

Les films ne causent pas la violence?

L'article du "Times" de Zacharek a repéré la contradiction fondamentale dans l'image du Joker. "Est-il un méchant ou un porte-parole des opprimés? demanda-t-elle. Le film semble l'entendre des deux manières. Son double discours nous semble malhonnête." Dans "The Atlantic", Sims approuve ce point de vue, en disant que Phillips "positionne le Joker comme un antihéros, un personnage maléfique qui devient néanmoins un avatar de la justice des milices privées dans le film."

Aucune de ces critiques n'a expliqué toutefois la nature de cette malhonnêteté. Le Joker est un fou dont les actes de violence gratuite sont compris et exécutés comme un spectacle, non pas comme un appel à la révolution ou au changement social. Plutôt que d'inspirer son public à protester contre l'injustice sociale, le film vend un anti-humanisme standardisé qui réfute radicalement la valeur exceptionnelle de la vie humaine et de la liberté démocratique.

Bien que Zacharek ait certainement raison de dire que "les films ne causent pas la violence", ils peuvent cependant façonner nos idées sur ce qui est permis. Après tout, comment la violence sur écran contre des humains pourrait-elle ne pas avoir d'influence sur la perception de la valeur de la vie humaine et de la dignité humaine?

En outre, si la culture est inséparable de la politique, comme le croit Phoenix, alors la normalisation du chaos dans la culture populaire pourrait bien alimenter une indifférence généralisée quant à la distinction entre le bien et le mal dans la vie publique. Nous devrions certainement nous demander dans quelle mesure cette indifférence, défendue comme un credo professionnel dans l'industrie du spectacle, influence le comportement de l'homme de spectacle qui siège actuellement à la Maison blanche.

© Project Syndicate 1995–2019
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