Gordon S. Wood

Professeur émérite d’histoire à la Brown University et auteur de "The Radicalism of the American Revolution"

Une seconde ère jacksonienne

Le 12 mars 2021 à 14h07

Modifié 11 avril 2021 à 14h31

PROVIDENCE (RHODE ISLAND) – L’ère jacksonienne, comme la nôtre, était un temps de démocratisation extrême et d’anti-élitisme rampant. Les Jacksoniens aimaient à croire que n’importe qui (comprendre n’importe quel homme blanc adulte) pouvait assumer n’importe quelle responsabilité politique. Ni l’éducation, ni le statut social ou la respectabilité ne comptaient plus. Ses revendications égalitaires ne furent pas sans alarmer les élites qui avaient fait leurs études à Harvard ou à Yale, dans les années 1820 ou 1830, exactement comme elles alarment les élites d’aujourd’hui.

En outre, nous vivons nous aussi en un temps où sont mises au défi des autorités traditionnelles affaiblies. Après les élections de 2020, un institut de sondage démocrate a conclu que les partisans de Trump "ne faisaient pas confiance aux médias d’information, ne faisaient pas confiance aux élites, ne faisaient pas confiance aux scientifiques, ne faisaient pas confiance aux enseignants, ne faisaient pas confiance aux experts". Dans l’Amérique d’avant la guerre de Sécession, les partisans de Jackson nourrissaient la même méfiance, la même suspicion, envers les autorités.

Si les Jacksoniens considéraient l’homme du commun comme la source ultime de toute autorité, ils auraient à peine pu rêver du rôle que les réseaux sociaux permettent de jouer aujourd’hui aux gens ordinaires. Les journaux à un penny des années 1830 n’auraient pu soutenir la comparaison avec Twitter, Facebook et les autres plateformes qui permettent à tout un chacun de participer à la fabrique de l’opinion publique.

L’ère jacksonienne offre néanmoins des comparaisons qui peuvent nous aider à comprendre notre propre époque. C’est au début du XIXe siècle que les Américains commencèrent à qualifier leur société de "masse", sans que le terme soit péjoratif, une masse de "volontés presque innombrables". Les individus sont faibles, aveugles, faisait valoir l’historien George Bancroft [qui fut secrétaire à la Marine], mais la masse est forte et sage.

Une poussée de la culture de masse

A cette aune naît une nouvelle considération pour les statistiques (les statisticks, comme les orthographient les premiers dictionnaires dans lesquels le mot apparaît). Considéré isolément, un fait peut ne pas signifier grand-chose, mais lorsqu’il est recueilli avec d’autres, il peut révéler tout un monde. "S’il veut composer une œuvre à la ressemblance du temps présent, écrivait le médecin James Mease dans The Picture of  Philadelphia (1811), l’auteur émet cette opinion que son principal objet devrait être la multiplication des faits, et que les réflexions qu’on peut en tirer devraient être laissées au lecteur."

Témoin de cette poussée de la culture de masse, Charles Nisbet, le pasteur écossais qui devint président de Dickinson College en Pennsylvanie, craignait, dès 1789, que les Américains ne poussent leur foi dans le jugement personnel jusqu’à de dangereuses extrémités. Moyennant quoi il s’attendait à voir paraître des livres qui se seraient intitulés Tout homme est son propre avocat, Tout homme est son propre médecin, ou Tout homme est son propre pasteur et confesseur.

Quoi qu’il en fût, il résulta des attaques livrées contre l’opinion des élites par ceux qui défendaient le jugement du commun une dispersion de l’autorité et, finalement, de la vérité elle-même. Dès lors qu’on dît à tout un chacun que ses idées sur la médecine, l’art et le gouvernement valaient celles des soi-disant "connaisseurs", et des "esprits spéculatifs" éduqués à l’université, vérité et savoir devinrent volatils, et difficiles à définir. Les Américains ordinaires, confiants dans leurs capacités à trouver la vérité qui leur convenait développèrent une méfiance de plus en plus forte contre tout ce qui allait au-delà de ce que l’écrivain George Tucker nomma "les étroites limites de leurs propres observations". Ce qui en fit des proies faciles pour les bonimenteurs, les escrocs et les filous de tout poil, qui surgissaient un peu partout. Edgar Allan Poe parlait de son temps comme d’une "époque de mauvais plaisants et de canulars", un jugement qui n’est pas sans rappeler notre temps de fake news et de "faits alternatifs".

Jugement de l'élite vs jugement du commun

Poe ne dédaignait pas lui-même les canulars et les attrape-nigauds, certains des siens furent particulièrement élaborés et convaincants, publiés dans les journaux. De même, P. T. Barnum gagna la confiance des gens en appelant à leur propre jugement, avec des publicités qui leur demandaient ouvertement de venir vérifier dans son musée si l’on y exposait une véritable sirène, sous-entendant qu’ils sauraient en décider par eux-mêmes. Pour les marins du Pequod dans le Moby-Dick d’Herman Melville il n’y avait "rien d’autre que leurs propres yeux pour persuader à une ignorance comme la leur".

Comme les élites et les médias traditionnels d’aujourd’hui, la bonne société du XIXe siècle, respectueuse des usages et éduquée à l’université, protesta en vain contre la démocratisation de la vérité. Enclins à croire que "le droit inaliénable du jugement individuel a pour conséquence la liberté de penser comme on le veut", les gens ordinaires de l’ère jacksonienne ne souhaitaient plus, pour la plupart, s’en reporter au savoir ni au jugement de ceux qui avaient autrefois été leurs supérieurs.

Entre crédulité et de scepticisme

Si ces gens simples manquaient parfois de l’éducation, de l’expérience des voyages et des manières de leurs contemporains aristocrates, leurs représentants furent prompts à faire remarquer qu’ils avaient eux aussi des yeux et des oreilles, et qu’ils savaient par conséquent leurs propres vérités, mieux que quelque "génie autoritaire" ou "sage instruit". Pourquoi auraient-ils cru ce que ces messieurs leur racontaient?

Comme nous en faisons à nouveau la découverte, la démocratie et l’expertise des élites ne vont pas toujours bien ensemble. Aujourd’hui aussi, la démocratisation du savoir et de la vérité peut produire chez de nombreux Américains une étrange mixture de crédulité et de scepticisme. Là où l’on peut tout croire, on peut aussi douter de tout. Et lorsque tous se proclament experts, le savoir devient suspect, les gens tendent à se méfier de tout dès lors qu’ils n’ont ni vu ni touché, entendu, goûté ou senti.

Le problème, bien sûr, c’est que lorsque tant de gens tirent une telle fierté d’être devenus des empiristes éprouvés, les choses qu’ils perçoivent mais ne comprennent pas peuvent facilement les impressionner. Des mots étranges prononcés par un prédicateur ou par un anonyme sur internet peuvent s’arroger une grande crédibilité, comme des hiéroglyphes glissés dans un document, ou quoi que ce soit écrit dans un langage affecté ou sibyllin. Joseph Smith, qui reçut les plaques d’or de ce qui allait devenir le Livre de Mormon, en savait quelque chose.

Telle était la culture populaire dans l’Amérique de Jackson, un monde démocratique lointain qui ressemble sinistrement au nôtre.

Traduit de l’anglais par François Boisivon

© Project Syndicate 1995–2021
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