Boualem Sansal: “L'armée reste le coeur du pouvoir” en Algérie

ENTRETIEN. L’écrivain et essayiste Boualem Sansal n’est plus à présenter. Il est autant connu pour son talent littéraire que pour son opposition au pouvoir. Il nous livre son analyse et sa lecture de la situation politique en Algérie.

Boualem Sansal: “L'armée reste le coeur du pouvoir” en Algérie

Le 24 décembre 2019 à 4h50

Modifié le 10 avril 2021 à 22h08

ENTRETIEN. L’écrivain et essayiste Boualem Sansal n’est plus à présenter. Il est autant connu pour son talent littéraire que pour son opposition au pouvoir. Il nous livre son analyse et sa lecture de la situation politique en Algérie.

Medias 24 : Pensez-vous que la disparition de Gaïd Salah va changer quelque chose ?  A quoi doit-on s'attendre maintenant ?

Boualem Sansal : Le généralissime Gaïd Salah a été foudroyé par une crise cardiaque. Les rats vont sans doute commencer à quitter le bateau ce soir même [entretien réalisé lundi, NDLR]. Ils vont se mettre à l'abri là où ils ont déposé leurs immenses fortunes. 

Le fond du problème ne change pas cependant. Du moins dans l'immédiat. L'armée reste le coeur du pouvoir. L'Etat-major va même profiter de ce contexte pour resserrer son étreinte sur le pays. Il a dû se mettre en état d’urgence ; ce qui est légitime car il y a risque d'explosion ou d'implosion du pays.

Je pense que les équilibres au sein de l'armée vont se rompre car il n'y a aucun "homme fort" capable de prendre la place de Gaïd Salah et arbitrer entre les différents clans du pouvoir algérien, ce qui relancera la guerre secrète entre l'Etat-major et ce que les Algériens appellent "l'Etat profond", c'est-à-dire l'Etat DRS.

-Quelle est la position dans laquelle se trouve Tebboune aujourd’hui ?

-Celui qui doit trembler, c'est le président Teboune, il vient de perdre celui qui l'a fait roi et qui assurait sa sécurité. Il est tout à fait possible qu'après le deuil, il démissionne, car il est nu, il n'a pas de gouvernement encore et toutes les institutions sont paralysées. Le Hirak va continuer de plus belle, ce qui constitue un risque car il n'est pas organisé et pas si uni qu'on le dit.

Les pays qui ont investi sur le ticket Gaïd-Salah/Teboune pour stabiliser l'Algérie vont devoir changer d'analyse.

-Quelle lecture faites-vous de l’élection présidentielle et des conditions dans laquelle elle s'est déroulée ? Quelle légitimité a Tebboune ?

-La réponse simple est de dire qu’il n’a aucune légitimité, puisqu’il a été désigné par un quarteron de généraux contre la volonté de la population qui unanimement a rejeté le régime, son élection et ses candidats.

Mais Teboune se fiche de la légitimité populaire, celle que la junte militaire lui donne lui suffit, il est le serviteur de la junte et celle-ci veut maintenir le peuple dans la condition de dhimmi.

La question de la légitimité se pose en fait pour nous. Dans pareil système, personne n’est légitime, ni les députés, ni les sénateurs, ni les juges, ni les partis, ni les syndicats, ni les associations, bref tous ceux qui travaillent dans le cadre de ce régime, sous ses lois, sous les ordres de ses dirigeants. Nous voilà tous frappés de suspicion, nos titres, nos biens, nos diplômes sont regardés comme des prébendes octroyées par le pouvoir honni pour nous acheter, nous faire taire, ou obtenus de lui moyennant notre allégeance.

Il faut aussi voir que les peuples sont versatiles et sont parfaitement capables de donner la légitimité à leurs dictateurs. C’est le syndrome de Stockholm. Boumediene est mort en héros et est encore aujourd’hui louangé alors qu’il avait pris le pouvoir par les armes et fait de l’Algérie une prison à ciel ouvert pour les citoyens et un cimetière pour les opposants. Pareil pour Bouteflika, son digne héritier, il a été à quatre reprises imposé par l’armée, mais le peuple l’a quand même plébiscité durant les trois premiers mandats.

-Aujourd'hui en Algérie, on continue d'arrêter les étudiants et les manifestants et d'un autre côté le nouveau président appelle le Hirak au dialogue. Que pensez-vous de cette politique de deux poids, deux mesures ?

-Toutes les dictatures jouent de ces deux leviers : la carotte et le bâton. Par la redistribution et les prébendes, elles achètent des clientèles et la paix sociale et par la menace et la répression, elles cassent les opposants irréductibles et les poussent à l’exil.

Le dialogue est un moyen très efficace pour renforcer le régime. Il permet d’abord de diviser la population, entre les dialoguistes qui sont présentés comme de vrais démocrates qui veulent le bien du peuple, et les refuzniks qui sont présentés comme des aventuriers inféodés aux ennemis du pays. Il permet deuxièmement de gagner du temps et de noyer le poisson. Après quelques mois de dialogue offert en spectacle au public pour impliquer tout le monde, le dialogue se poursuit dans des commissions spécialisées, richement dotées (budget, voitures, frais de mission, voyages d’information…) pour que leurs membres fassent tout pour les faire durer. Voyant cela, le peuple finit par se lasser et cesser de s‘y intéresser.

Dans le Hirak, il y a ceux qui ont reçu du bâton, et ceux qui ont reçu des carottes (augmentation des salaires des policiers et des gendarmes, commandes publiques aux entreprises amies du régime, subventions aux médias, …)

-Justement, que pensez-vous du Hirak aujourd'hui ? Certains le disent mort, d'autres pensent qu'il est encore plus fort et déterminé qu'avant. 

-Nous avons connu beaucoup de révoltes en Algérie depuis l’indépendance, mai 68, printemps berbère en 80, printemps noir en 2001 et la révolte des arouchs, octobre 88 mais aucune n’a réussi à faire tomber le régime, au contraire, elles l’ont renforcé et lui ont même donné de la légitimité pour avoir réussi à rétablir l’ordre. L’Armée a été saluée et récompensée pour avoir écrasé les GIA alors qu’elle n’a fait que son devoir constitutionnel, comme tous (les enseignants, le personnel médical, les fonctionnaires…).

Le Hirak 2019 a été l’expérience la plus originale et la plus aboutie, elle a créé un mouvement national pacifique qui s’est inscrit dans la durée. Mais sur le fond, il n’a rien apporté, pas grand-chose. Le régime est toujours là et vient même de remporter un grand succès avec l’élection présidentielle, l’intronisation de son candidat et sa reconnaissance par les principaux pays.

-Quel avenir voyez-vous pour l'Algérie, quelle sortie de crise? 

 

B.S : Avec les réserves de change dont dispose le pouvoir (environ 80 milliards $), la situation de l’Algérie restera jusqu’à 2022, celle des six ou sept dernières années, Après 2022, sauf remontée spectaculaire du prix du baril de pétrole d’ici là, l’Algérie entrera dans la zone des grandes tempêtes, celle de la faillite économique systémique. Le régime étant absolument incapable de faire les réformes nécessaires pour sortir le pays de la crise multidimensionnelle qui le mine depuis toujours et plus gravement sous le règne de Bouteflika.

Il n’est pas sûr qu’un nouveau pouvoir issu du Hirak puisse sortir le pays de la crise. La crise est profonde et nous n’avons ni les hommes ni le logiciel pour faire en quelques années ce que nous aurions dû commencer au lendemain de l’indépendance, en1962, et poursuivre avec sérieux jusqu’à ce jour. Il y a un véritable risque de voir l’Algérie basculer dans une nouvelle décennie noire.

-Quel bilan faites-vous de ces derniers mois de contestation et de cet éveil politique auquel nous assistons aujourd'hui en Algérie ?

-La déception est immense. La lutte va continuer mais avec la contrainte économique qui va s’aggravant, les revendications sociales vont s’ajouter aux revendications politiques et compliquer considérablement la situation. Je ne sais pas si les Algériens sont tous bien conscients de cela.

Parlons d’éveil. En dix mois de manifestations, le Hirak n’est arrivé ni à s’organiser, ni à produire une feuille de route, ni à forcer le pouvoir à négocier une transition. Si le Hirak ne change pas de discours et de méthode, il est fini. Le pouvoir va vite reprendre la main et lui imposer le silence. Mon avis est que seule la grève générale illimitée et la désobéissance civile pacifique peuvent faire plier le pouvoir.

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