Nezha Lahrichi

Administratrice indépendante BOA Group BMCE, ex-présidente du Conseil national du commerce extérieur, ex-conseillère du Premier ministre

Le 1er mai 2013, le chef du gouvernement Benkirane défile avec le syndicat de son parti, l'UNMT.

Le  Moment populiste du Maroc (II): PJD, du radicalisme à la normalisation

Le 2 août 2021 à 12h44

Modifié 23 août 2021 à 19h08

Nezha Lahrichi vous donne rendez-vous chaque lundi, depuis le 26 juillet, pour une série d'articles sur le moment populiste du Maroc. Après l'article intitulé "Pouvoir et religion: la spécificité marocaine", voici "Le PJD : du radicalisme à la normalisation".

Mobiliser le plus grand parti de notre pays, celui des abstentionnistes, est le grand défi des prochaines échéances électorales. Le choix d’une série d’articles autour d’une démocratie fatiguée, mais toujours en mouvement, et du populisme, un des traits marquants du début de ce siècle avec ses multiples visages, répond au souci de s’inscrire dans cette conjoncture. L’objectif est, également, d’apporter un éclairage sur l’histoire récente de la vie politique du Maroc et son moment populiste. Il s’agit du regard d’une économiste souhaitant remettre le politique avant l’économique. Un devoir de lucidité.

Le Populisme au Maroc est incarné par le Parti de la Justice et du Développement (PJD) dont L’histoire permet de comprendre son évolution et les étapes franchies jusqu’à devenir un parti islamiste modéré. Cependant, sa transformation ne doit pas occulter son ADN et son agenda d’un projet de société conservateur.

Le PJD : du radicalisme à la normalisation

Le PJD a été créé en 1998 aboutissement d’une longue évolution qui a démarré par la création d’une organisation « la jeunesse islamique » un mouvement de tendance radicale, officiellement fondé en 1969, légalisé en 1972 et interdit 1976 après l’assassinat de Omar Benjelloun dirigeant de l’USFP, interdiction qui a duré jusqu’en 1982 date de scission de la jeunesse islamique en trois groupes.

Le premier revendique la rupture avec les fondateurs, le second est neutre et le troisième est celui  « des loyalistes »  parmi lesquels figurent les actuels cadres du PJD qui ont continué à soutenir Abdelkrim Motii, fondateur du mouvement et refusant de condamner clairement l’usage de la violence.

Même si Abdelilah Benkirane avait déclaré « nous avons évolué après le radicalisme des années précédentes » (interview Médias 24 du 27 novembre 2014) il a néanmoins ajouté plus loin au cours de l’interview « en 1976, l’un d’entre eux, membre de la Chabiba Islamiya, me donne le livre de Sayyid Qutb « Maâlem fi ttariq »souvent traduit par Signes de piste. J’ai passé la nuit à le lire. Le matin, j’étais une autre personne.»

Sayyid Qutb, théoricien des frères musulmans, intègre en 1953 cette confrérie créée en 1928 par Hassan El Benna et prend la direction de leur publication. Son livre Maâlem Fittariq, traduit également par « jalons de la route » a été rédigé en prison sous le régime de Nasser et a connu un succès foudroyant lors de sa publication en 1965 ; jugé subversif et d’un radicalisme islamiste extrémiste, il fut censuré. Sayyid Qutb a été exécuté le 29 août 1966 malgré les pétitions signées par plusieurs personnalités dont Allal el Fassi.

Le processus de révision a pris quatre années de 1982 à 1986, des révisions fondamentales pour signifier que l’organisation remet en cause l’action clandestine et adopte une stratégie de lutte politique.

En 1987, Abdelillah Benkirane et Abdellah Baha fondèrent le journal arabophone Al-Içlâh (« La Réforme ») afin de s’opposer à la corruption. Il s’agit d’un tournant pour le mouvement islamiste issu de la Jeunesse islamique qui met désormais cette notion d’içlâh au cœur de son projet social. En 1992, l’association Al Jamaâ Al Islamiya devient al- Islah wa al -Tajdid (réforme et renouveau). Il s’agit d’un parti pris stratégique, car la dénomination « Islamique » était à la source d’une opposition parmi les élites politiques du pays qui étaient contre ce monopole et revendiquent toutes leur filiation à l’islam. L’Islam est religion d’État et la fonction de Commandeur des croyants du Roi est consacrée dans la Constitution marocaine.

En 1996, une partie des membres de la Jamaâ rejoint le parti du docteur Al Khatib, le Mouvement Populaire Constitutionnel et Démocratique (MPCD) issu de la rupture avec la Haraka de Mahjoubi Ahardane. Ce choix s’est imposé étant donné le refus des autres partis de les accueillir : Istiqlal, RNI et UNFP de Abdellah Ibrahim. En 1996, intervient également un autre changement de dénomination al- Islah wa al-Tajdid devient Attawhid wa al-Islah (Mouvement Unicité et Réforme MUR).

Après avoir essuyé le refus des autorités, la Jamâ‘a islâmiyya, sous l’influence de Benkirane notamment, s’allie à la Ligue de l’avenir islamique pour créer, d’abord, le Mouvement Unicité [tawhîd ] et Réforme, en 1996, avant de rallier un parti de cadres : le Mouvement populaire démocratique constitutionnel (MPCD).

Mais quelle que soit l'appellation, en 1996, le PJD avait une existence de facto puisque six cents participants du mouvement ont assisté au congrès exceptionnel du MPCD, une sorte d’OPA sur un nouveau parti considéré comme une coquille vide.

Les islamistes ont désormais leur structure partisane, ils consacrent leur entrée dans le champ politique en participant aux élections en 1997 sous les couleurs du MPCD, des élections qui vont aboutir à l’avènement du premier gouvernement d’alternance consensuelle dirigé par Abderrahmane Youssoufi. Ils obtiennent 14 sièges mais arrivent, par des ralliements, à constituer un groupe parlementaire.

En 1998, les islamistes donnent un nouveau nom à leur organisation, baptisée désormais Hizb al-‘adâla wa-l-tanmiyya « Parti de la Justice et du Développement » (PJD). Il ne se définit plus comme un mouvement proprement « islamique », mais comme un parti à « référentiel islamique ».  La question à résoudre était liée au positionnement du nouveau parti sur l’échiquier politique d’où le choix de l’opposition au gouvernement Youssoufi.

       L’intégration du PJD dans l’arène politique

En 2002, les élections législatives, les premières du Roi Mohammed VI, portent la volonté d’accélérer le rythme de la démocratisation comme l’illustre l’instauration d’un quota pour l’élection des femmes et des jeunes à la chambre des représentants.

Le PJD, fraîchement intégré dans l’arène politique, fait une percée avec 42 sièges et se classe en troisième position après l’USFP et l’Istiqlal. Contrairement aux élections de 1997, Abdalilah Benkirane est candidat et il est élu à la chambre des représentants comme député de la circonscription Salé Medina.

Dans l’opposition, son style populiste est déjà à l’œuvre, par exemple, en fustigeant publiquement l’organisation des concerts internationaux de musique qu’il estime favoriser les comportements déviants. En outre, les attentats du 11septembre 2001 aux Etats Unis et ceux du 16 Mai 2003 à Casablanca ont été des opportunités pour sa démonstration de l’islam modéré et pour la mise en œuvre de la nouvelle stratégie politique fondée sur une « démarche progressive » et non sur la révolution. Les élections municipales de septembre 2003 sont marquées par le choix délibéré de présenter des candidats dans 18% des circonscriptions seulement.

« La stratégie de transformation du PJD en parti conservateur est le fait d’une partie des cadres du PJD qui sont persuadés des bienfaits de cette évolution. Mais ils sont simultanément obligés de composer avec le Mouvement de l’Unicité et de la Réforme (MUR) qui constitue le vivier électoral du PJD dont l’entretien passe par un discours très religieux, très populiste politiquement et très proche de celui des frères musulmans ». (Tozy, Jeune Afrique.) Le PJD est ainsi dépendant du MUR sans être indépendant.

En 2007, la faible progression du PJD, dont le nombre de sièges est passé de 42 à 46, a été considérée comme un échec dans la mesure où le PJD avait présenté des candidats sur tout le territoire marocain contrairement à la précédente consultation où les candidatures n’avaient concerné que la moitié des circonscriptions. En 2008, Benkirane est élu secrétaire général du PJD.

Le printemps arabe, le mouvement du 20 février 2011, l’attentat de Marrakech du 28 Avril 2011, sont autant d’évènements qui ont permis au PJD de conforter sa mue que Benkirane consacre en appelant à voter pour la constitution adoptée par référendum organisé le 1er  juillet 2011. Lors des élections législatives du 25 novembre 2011, le PJD remporte 107 sièges loin devant l’Istiqlal (60 sièges) avec lequel il scelle une alliance de courte durée, l’Istiqlal ayant fait le choix de passer à l’opposition en 2013. Le RNI Rassemblement National des Indépendants avait alors pris la relève !

Le PJD se veut le porteur d’une troisième voie, une ouverture vers un islam modéré mais avec une frontière que le parti aurait voulu étanche : il s’agit de la politique familiale et du statut de la femme dont le premier signal a été donnée lors de la constitution du gouvernement Benkirane marquée par la participation d’une seule femme au lieu de huit dans le précédent gouvernement dirigé par l’Istiqlalien Abbas El Fassi.

Ses propos tenus au parlement en 2014 où il exprime clairement son appel à maintenir la femme au foyer ont suscité une levée de bouclier de la société civile et des responsables politiques. Le champ de la question de la femme est non seulement exclu de la stratégie politique qui consiste à séparer le politique du religieux mais il est le premier terrain d’application de la stratégie qui consiste à être à l'intérieur du système pour pouvoir le changer.

Combien de femmes ont été nommées ? Le taux d’activité des femmes, déjà faible, a reculé de 27% à 19% de 2011 à 2016 ! D’ailleurs, le PJD a fait le choix de rester au gouvernement après le départ de Benkirane fidèle à sa vision du changement progressif démontrant une fois de plus son pragmatisme pour la réalisation d’un projet de société bien déterminé.

Le populisme de Benkirane ne s’arrête pas au style et la manière de parler. Il y a des livres qui marquent à vie leur lecteur comme il l’a lui-même dit dans son interview à Médias24. D’ailleurs, des témoignages ont été recueillis par la revue sciences humaines (n° 321 2020/1) consacré au pouvoir des livres autour du thème « un auteur a changé ma vie ».

En outre, une grande partie des membres de la direction du parti sont encore membres du MUR comme le précise Abderrahim El Allam spécialiste du PJD.

La gestion des grandes villes qui revient au PJD illustre sa dépendance à l’égard du MUR. La gestion technique des équipements se fait selon un management classique qui contraste avec la raréfaction des crédits alloués aux activités artistiques et aux ONG non islamistes, souvent dirigées par des femmes, sous la pression de l’orientation par l’idéologie du MUR.

Le PJD ne se déclare pas antisystème mais Benkirane a gardé sa rhétorique anti establishment en tant que chef du gouvernement  pour ne pas perdre l’attractivité de son discours.

En définitive, sa présence sur l’échiquier politique est un bon signe de l’évolution du processus démocratique du Maroc mais une démocratie sans ses femmes pose le problème de sa vitalité et même de sa pérennité.

La régression des droits des femmes a de multiples expressions : statistiques, analyses et femmes délogées de leurs fonctions qui peuvent être illustrées par deux cas. Le premier concerne une brillante constitutionnaliste, la directrice par intérim de l’Ecole Nationale d’Administration pendant trois ans et demi. La confirmation à son poste est passée par la case de l’appel à candidature dont les conditions ont été fixées par le gouvernement Benkirane ; il n’était donc pas difficile d’y inclure une condition qu’elle ne remplissait pas dans le cadre d’une commission exclusivement composée d’hommes.

Le second cas concerne la décision arbitraire du chef du gouvernement de mettre fin aux fonctions de la présidente du Conseil National du Commerce Extérieur alors que la fonction est élective. Tout a été sacrifié sur l’autel de l’agenda sacro-saint d’une société conservatrice : expertise, intérêt général, préservation d’un capital immatériel : 18 mois  d’études pour la conception d’un observatoire du commerce extérieur et trois années  pour son exécution ; un projet vital pour la sécurité économique du Maroc, un outil de veille et d’intelligence économique au service de la compétitivité des entreprises.

Quant aux statistiques et analyses, il suffit de relever que si les inégalités sont un obstacle à la croissance, leur coût est encore plus élevé lorsqu’il s’agit de l’inégalité hommes / femmes. Le potentiel des femmes est une ressource inexploitée pour la promotion d’une forte croissance car leur niveau d’études a progressé dans tous les cycles de l’enseignement mais cela contraste avec leur faible participation à l’activité économique. Au Maroc, 21,5% sont en activité en 2020, contre 51% en Indonésie et 64% en Chine à titre d’exemple.

En outre, plusieurs institutions étrangères relèvent le retard du Maroc. A titre d’exemple, le forum économique mondial sur l’égalité femmes-hommes place le Maroc dans son dernier rapport au 136e rang sur 144 pays étudiés !

Le Maroc qui était cité en exemple pour son code de la famille impulsé par le Roi Mohammed VI, un arsenal législatif prévu par la constitution de 2011, une féminisation de la sphère du religieux se trouve dans une impasse. Les décisions stratégiques prises au plus haut niveau de l’État souffrent des difficultés de les rendre opérationnelles. L’exécutif aux manettes pendant une décennie n’a pas suivi !

L’espoir des femmes est que l’intégration du PJD à la vie politique partisane puisse renforcer l’immunité marocaine contre l’Islamisme. Les consultations électorales ont comme enjeu la traduction politique du rapport de force entre les deux projets de société comme le dit si bien Tozy. Le premier est conservateur et porté essentiellement par le PJD, le second est séculier (madani) n’est ni pris en charge ni assumé. Le défi des autres grands partis du Maroc est de construire un projet mobilisateur sachant que le PJD ne peut pas revendiquer le monopole de la religion qui ne peut en aucun cas constituer son avantage comparatif.

Autres articles de la série:

Le populisme (V) : diversité des visages et similitude du style d’action politique

Le Moment populiste du Maroc (IV): Populisme de droite versus populisme de gauche

Le Moment populiste du Maroc (III): Démocratie en crise et populisme dans le monde

Le Moment Populiste du Maroc (I). Pouvoir et religion : la spécificité marocaine

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