Réplique sans langue de bois à l’avocat général de la Cour européenne de justice

Le 15 janvier 2018 à 14h24

Modifié 11 avril 2021 à 2h44

Le 10 janvier 2018, les conclusions de l’avocat général dans l’affaire C-266/16 relative à l’accord de pêche et au protocole fixant les possibilités de pêche ont été présentées à la Cour européenne par son avocat général.

Un long exposé où est déroulé un argumentaire articulé qui laisse transparaître un effort inlassable de persuasion de son auteur pour convaincre la Cour que «l’accord de pêche et le protocole de 2013 sont incompatibles avec l’article 3, paragraphe 5, TUE (Traité sur Union Européenne), l’article 21, paragraphe 1, premier alinéa TUE, qui imposent à l’Union que son action extérieure respecte strictement le droit international». (Paragraphe 286 des conclusions de l’avocat général). Ces conclusions participent intimement au processus de décision qui sera rendue à l’issue du procès devant la Cour cette année 2018.

Nous sommes dans le cadre d’un processus juridictionnel, la question essentielle que ces conclusions soulèvent n’est pas celle de se demander si la Cour va les suivre ou va s’en écarter.

La question pressante est plutôt de savoir si les parties à ce recours (dont la Confédération marocaine de l’agriculteur et du développement rural, Comader), (paragraphe 33 des conclusions) peuvent, et de quelle manière, discuter les conclusions de ce juge, contrer ses arguments, contester sa motivation, critiquer ses prémisses et lui apporter en tout point discutable la contradiction, argument contre argument. La réponse à cette question de principe est négative.

Il est regrettable que les conclusions de l’avocat général ne puissent pas être contradictoirement débattues devant la Cour; cette impossibilité procédurale qui est une vraie interdiction est inscrite dans l’article 82 du Règlement de procédure de la Cour qui dicte: «le président [de la Cour] prononce la clôture de la phase orale de la procédure après la présentation des conclusions de l’avocat général».

Au regard des principes du contradictoire, de l’égalité des armes dont le respect s’impose dans tout procès judiciaire, je ne peux que critiquer cette immunité de critique attachée, sans être justifiée, aux conclusions de l’avocat général.

Le fait que son raisonnement, ses arguments et les solutions qu’il a proposées à la Cour d’adopter sur l’accord de pêche, soient totalement soustraites à la controverse qui est l’essence de la logique judiciaire est en soi un indice suffisant de ce que, dans son ensemble, le procès de l’accord de pêche, auquel ces conclusions se rattachent, n’est pas un procès équitable.

La justice ne doit pas seulement être dite, elle doit également donner le sentiment qu’elle a été bien rendue.

Si aucun ne peut légalement discuter, devant la Cour, la validité des conclusions de l’avocat général, il faut néanmoins pouvoir les dénoncer en pointant l’incohérence des prémisses de l’avocat général, l’ancrage politiquement marqué de son raisonnement, l’instrumentalisation qu’il a fait des sources du droit international et surtout ce que peuvent être les visées lointaines de ses conclusions.

Sur quarante (40) pages d’exposé et deux cent soixante-dix-neuf (279) notes de renvoi, l’avocat général assène son point de vue avec une certitude contraignante qui emprunte à son analyse l’impression d’une vérité définitive alors qu’il n’y a point en droit de démonstration absolue. Il y a des justifications plus au moins convaincantes dont on fait, par le recours à une autorité juridictionnelle, une décision qu’on tient pour être la norme juridique. La vérité juridique n’a jamais été le critère de l’évidence.

Pourquoi l’avocat général dans ses conclusions (paragraphe 62) pose-t-il comme prémisse que «l’interprétation de l’accord de pêche et du protocole de 2013 conforme à l’article 31 de la convention de Vienne sur le droit des traités aboutit à la conclusion qu’ils sont bien applicables au territoire du Sahara occidental et aux eaux y adjacentes»?

Dans ses conclusions prononcées le 13 septembre 2016 dans l’affaire C-104/16 du 21 décembre 2016 (Conseil/Front Polisario), le même avocat général avait conclu que «ni l’accord d’association UE-Maroc ni l’accord sur la libéralisation des échanges des produits agricoles et de la pêche ne s’appliquent au Sahara occidental.»

On peine à saisir la rationalité de l’avocat général lorsqu’il considère que l’accord de pêche s’applique alors qu’il a catégoriquement opiné en défaveur de l’application de l’accord agricole. Vérité en deçà des Pyrénées, erreur au-delà!

Je ne vais pas élaborer davantage sur les raisons techniques que l’avocat général a avancées aussi bien en faveur qu’on défaveur de l’application des accords, mais ce qui vaut surtout la peine d’être souligné ici, c’est l’incohérence des prémisses de base dans son raisonnement.

Il serait simpliste de qualifier cette incohérence de fortuite vu les enjeux que posent ces accords surtout pour l’Union européenne.

Pourquoi l’avocat général dans ses conclusions a cru devoir écrire (paragraphe 2) «ces questions [demande préjudicielle visant les accords internationaux conclus par l’Union, ainsi que leurs actes de conclusion] sont d’une importance primordiale en ce qui concerne le contrôle juridictionnel de l’action extérieure de l’Union et le processus de décolonisation du Sahara occidental qui est en cours depuis les années 1960».?

Si le contrôle juridictionnel de l’action extérieure de l’Union européenne est un attribut reconnu à la Cour de justice de l’Union au sujet duquel l’avocat général est désigné pour émettre un avis, il en est différemment de ce que, ce même haut magistrat, qualifie de «processus de décolonisation du Sahara occidental.»

La jonction de cette problématique politique avec une question technique de contrôle juridictionnel ne peut se justifier, de sa part, que par un mobile de militantisme judiciaire.

Objectivement, la procédure C-266/16 porte sur quatre (4) questions préjudicielles posées par la Haute Cour de justice d’Angleterre, selon la technique du renvoi préjudiciel, à la Cour européenne sur l’accord de pêche entre l’Union européenne et le Maroc.

Le mécanisme du renvoi préjudiciel découle de l’article 267 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (TFUE), il a pour finalité de statuer sur la validité et l’interprétation des actes pris par les institutions, organes ou organismes de l’Union.

Lorsque l’avocat général rattache à la question juridique de la validité de l’accord de pêche, par conjonction, le «processus de décolonisation de Sahara occidental» il se pose à lui-même une nouvelle question qui ne fait pas partie de celles que la juridiction du renvoi (la Haute Cour d’Angleterre) a posées à la Cour européenne. Il suffit pour s’en convaincre de se reporter à ses quatre (4) questions que le Journal officiel de l’Union européenne a publiées dans son numéro C260/32 daté du 18 juillet 2017.

Il faut clairement poser ici que l’avocat général commet un abus, il a rendu un avis sur une question qui n’a pas été formulée par la juridiction du renvoi, il a excédé tant l’objet que la finalité de la procédure préjudicielle. Le fait est que dans l’état actuel des choses, cette erreur ne peut pas, à regret, être réparée car les conclusions de l’avocat général ne sont soumises à aucun contrôle.

L’absence de contrôle et le défaut de débat contradictoire caractérisent les conclusions de l’avocat général.

Pourquoi l’avocat général s’est-il cru autorisé à préempter les efforts déployés par le Conseil et la Commission européenne en vue de trouver des bases juridiques compatibles avec l’application de l’accord agricole après l’arrêt de la Cour C-104 du 21 décembre 2016 en formulant ouvertement dans ses conclusions des doutes sur la possibilité juridique de rendre applicable au Sahara l’accord agricole.

Au paragraphe 144 de ses conclusions, l’avocat général a écrit «la solution envisagée par le Conseil et la Commission afin de rendre l’application de l’accord d’association au Sahara occidental conforme à l’arrêt serait d’étendre son champ d’application par accord sous forme d’échange de lettres entre l’Union et le Royaume du Maroc pour couvrir expressément le Sahara occidental» au paragraphe suivant numéro 145, il a ajouté: « je ne suis pas convaincu de cette argumentation».

Une tendance à l’obstruction systématique est à l’œuvre chez l’avocat général. Le devoir de réserve ou du moins l’obligation de prudence l’auraient retenu de se prononcer, avec scepticisme, sur les modalités futures avec lesquelles le Maroc et l’Union européenne entendent poursuive, dans la conformité au droit international, leur coopération économique.

Les paragraphes 145 et 145 des conclusions de l’avocat général me portent à considérer que le message qu’il envoie serait que l’arrêt du 21 décembre 2016 qui a jugé que l’accord d’association et l’accord agricole ne sont pas applicables au «Sahara occidental» est indépassable. N’oublions jamais que cet arrêt du 21 décembre 2016 a été précédé des conclusions du même avocat général, en personne, que la Cour a entériné.

Frappé par l’abondance des notes de renvoi dans les conclusions de l’avocat général, je me suis avisé à en consulter le contenu, j’ai relevé que l’arrêt de la Cour C-104/16 du 21 décembre 2016 sur l’accord agricole est cité par l’avocat général dans six (6) occurrences.

Si l’on se présente à l’esprit que cet arrêt est basé sur les conclusions de ce même avocat général, on comprendra mieux cette mécanique judiciaire fermée où des conclusions mènent à un arrêt de la Cour qui lui-même vient après au soutien d’autres conclusions lesquelles pourraient fonder un autre arrêt. Les conclusions et les arrêts qui leurs sont consécutifs ayant toujours le même sens.

Lorsque l’avocat général s’appuie sur l’arrêt de la Cour C-104/16 du 21 décembre 2016, en l’apparence, il fait appelle à la jurisprudence de la Cour, mais ce qu’il y a en dessous de cette apparence, ce sont ses propres conclusions que la Cour a formellement transformé en arrêt de sorte que, finalement, la substance des conclusions dans l’affaire accord de pêche, est constituée en partie par les conclusions dans l’affaire accord agricole.

Il faut démystifier ce jeu de rôles qui ne sied pas aux enjeux que présente un accord international négocié et appliquer de bonne foi par ses parties.

Un autre arrêt abondamment utilisé par l’avocat général dans ses conclusions est celui rendu en 2004 par la Cour internationale de justice: conséquences juridiques de l’édification d’un mur dans le Territoire palestinien occupé.

J’ai relevé dix-sept (17) occurrences ou cet avis consultatif de la Cour internationale de justice est cité par l’avocat général sans me persuader de l’impératif juridique qui rend pertinente la référence par l’avocat général à cet avis dans un contentieux portant sur un accord économique. N’est-ce pas l’accord de pêche porte d’après son nom sur le partenariat entre l’Union européenne et le Maroc dans le secteur de la pêche et son protocole fixe les possibilités de pêches prévues par l’accord?

L’usage récurrent dans les conclusions de l’avocat général de l’avis de la Cour internationale de justice sur les conséquences juridiques de l’édification d’un mur dans le Territoire palestinien occupé précède d’une logique de mutation. Il instille – l’usage- un parallèle entre la situation factuelle d’occupation traitée par la Cour internationale de justice dans son avis de 2004 et la situation à juger par la Cour européenne statuant sur la validité de l’accord de pêche; il insinue dans  la perception publique de ce litige une dimension historiquement lourde et, d’un point de vue émotionnel, surchargée de symboles.

Les conséquences de cet amalgame sur le plan juridique, son impact sur l’opinion publique sont graves pour demeurer sous silence.

Je me tourne maintenant vers la signification des conclusions de l’avocat général, une signification qui ne serait pas perçue de manière ordonnée si on se limitait uniquement à une approche centrée sur le droit qui n’est jamais une finalité en soi.

Ces conclusions n’interviennent pas dans un vacuum.  Elles prennent place dans un contexte marqué par:

i) l’arrêt de la Cour européenne du 21 décembre 2016 qui a jugé que l’accord d’association et l’accord agricole étaient inapplicables au «Sahara occidental»,

ii) l’activisme du Maroc dont l’aboutissement était l’adoption par le Conseil européen le 29 mai 2017 du mandat de négociation des amendements à apporter à l’accord agricole pour le rendre juridiquement compatibles avec l’arrêt de la Cour et,

iii) l’échéance de l’accord de pêche qui sera atteinte au mois de juillet 2018.

Dans ce contexte, les conclusions de l’avocat général acquièrent leur signification comme traduisant la réaction du pouvoir judiciaire européen face aux actions du pouvoir exécutif de l’Union en faveur du maintien, en les adoptant, de ces accords.

La radicalité des conclusions de l’avocat général, ses vues tranchées sur l’accord de pêche, son recours à des références du droit international éloignées du sujet traité pour conforter son raisonnement, contrastent avec le contenu des déclarations publiques faites au nom du Conseil et de la Commission européenne sur l’avenir «assuré» de ces accords.

On peut se poser la question si le pouvoir judiciaire européen ne cherche pas à désavouer le pouvoir exécutif européen?

La bataille juridique des accords économiques entre le Maroc et l’Union européenne devient aussi une bataille interne aux institutions de l’Union.

Ce constat largement partagé n’induit pas que le Maroc est dans une position de retrait même s’il est techniquement exact que le Maroc n’est pas, au sens procédural, une partie à ce contentieux devant la Cour.

Quel que soit le résultat de cette bataille interne, elle sera soldée en considération des intérêts économiques de l’Union. Le Maroc se doit aussi de continuer à veiller pragmatiquement à ses propres intérêts et s’il le faut, utiliser son rapport de force dans cette bataille.

Dans ces réflexions marginales autour des conclusions de l’avocat général, je me suis sciemment limité à exprimer des idées qui sont le soutien d’elles-mêmes. Celles qui me paraissent être soutenues par un raisonnement convaincant. Le but étant non pas de répondre spécifiquement à ces conclusions mais de dénoncer l’écart qui les sépare de ce qu’est le raisonnement et la méthode juridique qui obéissent à des canons précis et contraignants.

Ces conclusions ne sont pas objectives, et quand bien même elles peuvent laisser une place à la subjectivité de leur auteur, cette subjectivité n’est pas intellectuellement honnête.

Je ne crois pas en l’effectivité de répondre aux conclusions de l’avocat général qui sont sanctuarisées par le statut qu’il occupe au sein de la Cour, je pense au contraire qu’il n’est pas vain de susciter la réflexion, de jeter la lumière sur ce qui m’a paru être biaisé dans leur contenu sans avoir épuisé le débat les concernant.  

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